Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 2 mai 2015

La disparition



Georges Perec fut l'un des brillants esprits de notre XXe siècle, qu'il faut sans se lasser découvrir ou redécouvrir. On connaît cette sorte d'hapax, d'expérience littéraire sans égale chez d'autres écrivains (et on convient alors que ce ne serait plus original si c'était le cas quoique fort intéressant) de concevoir une fiction/roman dont la singularité est d'imaginer l'idée de disparition comme thème de sa narration. C'est la lettre e qui a disparu des pages évoquant évidemment d’autres disparitions, notamment celles de ses parents : son père, disparu au combat en 1940 et sa mère disparue en déportation à Auschwitz en 1943.



On peut sans doute partir vers différentes hypothèses reliant cette lettre e avec la disparition de ses parents : le e en français comme étant la marque du féminin, le e comme composante du pronom personnel je devenant alors impossible à écrire, et pour lequel il faut inventer la stratégie du nous, noyant l’individualité dans un collectif  emprisonnant… Ce qui ressort en tout cas de l’œuvre de Georges Perec est ce terrible sentiment d'incomplétude, d'abandon qui oblige indéfiniment à compter tous les éléments dont la vie est composée pour vérifier ce qui manque...

Georges Perec fit partie de l’Oulipo – Ouvroir de littérature potentielle – qui donna des œuvres permettant de comprendre ce qu’il est possible de réaliser à partir des contraintes formelles que l’on peut rencontrer dans diverses disciplines :  mathématiques, musique, mais tout domaine de la création où l’on recherche du sens à partir du non-sens, et les règles ainsi caractérisées peuvent donner lieu à des formes assez extraordinaires.

J’avais pensé, pour ce blog, adapter une règle qui aurait été la publication systématique d’une photographie définie par un terme sur la recherche d’images par Google, ce qui reviendrait à accepter systématiquement, par exemple,  la première photo proposée par Google ne comprenant pas de texte sans possibilité de la rejeter. Soit par exemple la phrase de Proust (Marcel, pas Gaspard) : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »

Nous aurons alors le résultat suivant :

 
Longtemps
me

je
 
suis
couché
 
de
bonne
heure



À priori, pas de quoi s’enthousiasmer quant aux résultats. Néanmoins, si l’on considère que chaque image engendrée par un mot de la phrase est elle-même un ensemble de signifiants ; que dans la syntaxe de Proust on a une articulation qui s’applique également aux images, ces dernières organisées dans l’ordre de la phrase définissant un nouveau scénario totalement différent de ce que la phrase d’origine peut évoquer, alors il est possible de raconter l’histoire que ces images ainsi organisées proposent.

Je ne lancerai pas un concours de scénarios : on voit bien ici, avec les objets et les personnages que les images de Google ont renvoyés, qu’on peut très facilement se retrouver dans un scénario de la série « Les feux de l’amour ».  Ou tout à fait autre chose si on veut tordre le sens des images et leur en donner un inattendu.




Mais revenons à Georges Perec. C’est à partir d’une contrainte de cet ordre qu’il écrit La disparition, la contrainte, ainsi, étant de ne jamais utiliser la lettre e.

En voici l’avant-propos. Si on y retrouve une empreinte surréaliste (Raymond Queneau, l’un des protagonistes de l’Oulipo, fut membre du mouvement), on se retrouve très vite dans une description très prophétique, au sens premier du terme, dont l’actualité nous écorche chaque jour. Le livre a été écrit en 1967, il y a quarante-huit ans. Cela fait froid dans le dos :

« Nul n’avait plus jamais un air confiant vis-à-vis d’autrui : chacun haïssait son prochain. »

conclut l'avant-propos.



« AVANT-PROPOS

 Où l'on saura plus tard qu'ici s'inaugurait la Damnation 

Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio d'insignifiants politicards soumis au bon plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu'on risquait la mort par inanition. On crut d'abord à un faux bruit. Il s'agissait, disait-on, d'intoxication. Mais l'opinion suivit. Chacun s'arma d'un fort gourdin.

« Nous voulons du pain », criait la population, conspuant patrons, nantis, pouvoirs publics. Ça complotait, ça conspirait partout. Un flic n'osait plus sortir la nuit. A Mâcon, on attaqua un local administratif. A Rocamadour, on pilla un stock : on y trouva du thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais tout avait l'air pourri. À Nancy, on guillotina sur un rond-point vingt-six magistrats d'un coup, puis on brûla un journal du soir qu'on accusait d'avoir pris parti pour l'administration. Partout on prit d'assaut docks, hangars ou magasins. 

Plus tard, on s'attaqua aux Nords-Africains, aux Noirs, aux juifs. On fit un pogrom à Drancy, à Livry-Gargan, à Saint-Paul, à Villacoublay, à Clignancourt. Puis on massacra d'obscurs trouffions, par plaisir. On cracha sur un sacristain qui, sur un trottoir, donnait l'absolution à un commandant C.R.S. qu'un loustic avait raccourci d'un adroit coup d'yatagan. 

On tuait son frangin pour un saucisson, son cousin pour un bâtard, son voisin pour un croûton, un quidam pour un quignon. 

Dans la nuit du lundi au mardi 6 avril, on compta vingt-cinq assauts au plastic. L'aviation bombarda la Tour d'Orly. L'Alhambra brûlait, l'Institut fumait, l'Hôpital Saint-Louis flambait. Du parc Montsouris à la Nation, il n'y avait plus un mur d'aplomb.

Au Palais-Bourbon, l'opposition criblait d'insultants lazzi, d'infamants brocards, d'avilissants jurons, un pouvoir qui s'offusquait sous l'affront, mais s'obstinait, blafard, à amoindrir la situation. Mais tandis qu'au Quai d'Orsay on assassinait vingt-trois plantons, à Latour-Maubourg, on lapidait un consul hollandais qu'on avait surpris volant un anchois dans un baril. Mais tandis qu'à Wagram on battait jusqu'au sang un marquis à talons nacarat qui trouvait d'un mauvais goût qu'on pût avoir faim alors qu'un moribond lui suppliait un sou, à Raspail, un grand Viking au poil Uond qui montait un canasson pinçard au poitrail sanglant, tirait à l'arc sur tout individu dont l'air l'incommodait. 

Un caporal, qu'affolait soudain la faim, volait un bazooka puis flinguait tout son bataillon, du commandant aux soldats ; promu aussitôt Grand Amiral par la vox populi, il tombait, un instant plus tard, sous l'incisif surin d'un adjudant jaloux. 

Un mauvais plaisant, pris d'hallucinations, arrosa au napalm un bon quart du Faubourg Saint-Martin. A Lyon, on abattit au moins un million d'habitants ; la plupart souffrait du scorbut ou du typhus. 

Pour un motif inconnu, un commis municipal aux trois quarts idiot consigna bars, bistrots, bil- lards, dancings. Alors la soif fit son apparition. Par surcroît, Mai fut brûlant : un autobus flamba tout à coup ; l'insolation frappait trois passants sur cinq. 

Un champion d'aviron grimpa sur un pavois, galvanisant un instant la population. Il fut fait roi illico. On l'invita à choisir un surnom sonnant ; il aurait voulu Attila III ; on lui imposa Fantomas XVIII. Il n'aimait pas. On l'assomma à la main. On nomma Fantômas XXIII un couillon à qui l'on offrit un gibus, un grand cordon, un stick d'acajou à cabochon d'or. On l'accompagna au Palais-Royal dans un palanquin. Il n'y arriva jamais : un gai luron, criant « Mort au Tyran ! À moi, Ravaillac ! » l'ouvrit au rasoir. On l'inhuma dans un columbarium qu'un commando d'ahuris profana huit jours durant sans trop savoir pourquoi. 

Plus tard, on vit surgir un roi franc, un hospodar, un maharadjah, trois Romulus, huit Alaric. six Atatürk, huit Mata-Hari, un Caïus Gracchus, un Fabius Maximus Rullianus, un Danton, un Saint-Just, un Pompidou, un Johnson (Lyndon B.), pas mal d'Adolf, trois Mussolini, cinq Caroli Magni, un Washington, un Othon à qui aussitôt s'opposa un Habsbourg, un Timour Ling qui, sans aucun concours, trucida dix-huit Pasionaria, vingt Mao, vingt-huit Marx (un Chico, trois Karl, six Groucho, dix-huit Harpo). 

Au nom du salut public, un Marat proscrivit tout bain, mais un Charlot Corday l'assassina dans son tub. 

Ainsi consomma-t-on la liquidation du pouvoir : trois jours plus tard, un tank tirait du quai d'Anjou sur la Tour Sully-Morland dont l'administration avait fait son bastion final ; un adjoint municipal monta jusqu'aux toits ; il apparut, agitant un fanion blanc, puis annonça au micro l'abdication sans condition du Pouvoir Public, ajoutant aussitôt qu'il offrait, quant à lui, son loyal concours pour garantir la paix. Mais son sursaut fut vain car, sourd à son imploration, l'imposant char d'assaut, sans sommation ni ultimatum, rasa jusqu'aux fondations la Tour. Quant au soi-disant dispositif martial qu'on instaura sous l'instigation d'un grand nigaud à qui la garnison avait imparti tout pouvoir, il fut d'autant plus vain qu'il aggrava la situation. 

Alors ça tourna mal. On vous zigouillait pour un oui ou pour un non. On disait bonjour puis l'on succombait. On donnait assaut aux autobus, aux corbillards, aux fourgons postaux, aux wagons-lits, aux taxis, aux victorias, aux landaus. On s'acharna sur un hôpital, on donna du knout à un agonisant qui s'accrochait à son grabat, on tira à bout portant sur un manchot rhumatisant. On crucifia au moins trois faux Christ. On noya dans l'alcool un pochard, dans du formol un potard, dans du gas-oil un motard. 

On s'attaquait aux bambins qu'on faisait bouillir dans un chaudron, aux savoyards qu'on brûlait vifs, aux avocats qu'on donnait aux lions, aux franciscains qu'on saignait à blanc, aux dactylos qu'on gazait, aux mitrons qu'on asphyxiait, aux clowns, aux garçons, aux putains, aux bougnats, aux typos, aux tambours, aux syndics, aux Mussipontins, aux paysans, aux marins, aux milords, aux blousons noirs, aux cyrards. 

On pillait, on violait, on mutilait. Mais il y avait pis: on avilissait, on trahissait, on dissimulait. Nul n'avait plus jamais un air confiant vis-à-vis d'autrui : chacun haïssait son prochain. »


Pour mes lecteurs les plus disponibles, voici une vidéo de Georges Perec datant de 1976 où il présente, outre les lieux où il a vécu enfant, son projet du roman La vie mode d'emploi. On appréciera, si on fait abstraction du côté un peu suranné de Viviane Forrester  qui l'interroge, la complexité de sa pensée et le travail que son œuvre représente. Elle lui demande si son chemin est heureux. Hésitation de Georges Perec, mais il se reprend immédiatement : « Au niveau de l'écriture, oui ! » L'écriture est peut-être ainsi une échappatoire qui permet de corriger ce que les chemins de la vie ont parfois rendu plus difficile ; elle permet, par un ressort propre, de rendre plus sensible l'imaginaire que le réel...



3 commentaires:

Silvano a dit…

Texte d'actualité, hélas.

Anonyme a dit…

Merci pour cet article !
Jérôme

Celeos a dit…

Avec plaisir, Jérôme l