Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 29 octobre 2015

Jeunesse



Youth - La Giovinezza  - Paolo Sorrentino (2015)

Suis-je obsédé par le temps qui passe ? Sans doute. Et peut-être aurais-je l'envie que les émotions de bonheur que l'on éprouve à un instant précis soient à tout jamais figées, pour pouvoir les apprécier sans fin.

Sauf que cela ne se passe pas ainsi. D'abord parce que la conscience de ces instants uniques n'émerge que bien après, comme une sorte de révélation décalée, et j'en conserve une espèce d'amertume, comme si je n'en avais pas su ou pas pu en apprécier toutes les minutes. Je sais alors que j'ai été heureux, furtivement, dans les complicités avec les êtres, les choses. C’est ainsi que naît la nostalgie, avec ce sentiment de déchirement, de tous les possibles que par maladresse, timidité, incompréhension, j'ai, en fin de compte, soigneusement évités.

Moi qui rate souvent de bons, de beaux films, faute de trouver dans ce Midi mal foutu des lieux dignes du cinéma, je suis allé voir deux fois le film de Paolo Sorrentino, Youth, dont Michaël Caine, Harvey Keitel et Rachel Weisz sont les principaux acteurs.



Je ne sais pourquoi, dans cette France clivée, quelques personnes se sont abstenues de s’intéresser au film au prétexte que, malgré un titre paradoxal, le film parlait de gens âgés. Quelle erreur ! D’abord parce qu’on est vieux à peine est-on né, rattrapé par le vieux monde devant lequel on peut s’échiner à courir, et ensuite parce que l’une des leçons du film est, justement, une interrogation sur la jeunesse passée, que l'on redécouvre à chaque instant à travers les déformations de la perception, celle de soi, celle des autres : comment voit-on les autres dans le vieillissement, que reste-t-il de celui ou de celle que l'on a été ?

Pour son quatre-vingt dixième anniversaire, Claude Lévi-Strauss, dont la mémoire était étonnante, évoquait sa vie comme une sorte d'hologramme : il était encore tout ce qu'il avait été, se rappelant chaque instant de sa vie dans une mise en perspective devenue compressée comme les œuvres de César, et en même temps il n'était plus en mesure d'être celui qu'il avait été, dans l'impossibilité de mettre en adéquation son corps d'alors avec ce que sa mémoire lui prodiguait de souvenirs, de sensations...

Le film de Paolo Sorrentino s'appuie sur une esthétique de l'image imparable, faite d'une pureté des lignes, des couleurs, des formes dans un parfait design. C'est l'écrin dans lequel évolue la galerie des personnages dont Fred Ballinger, interprété par Michaël Caine, est le point d'ancrage. Autour de lui évoluent sa fille, son ami cinéaste et un ensemble de gens auxquels on ne devrait, à priori, accorder aucun intérêt particulier : entre le pathétique, le superficiel, l’incohérent, toute la galerie pèche par cet espèce de narcissisme décalé : ne plus être en mesure de s’accepter comme dans l’incapacité d’être encore ce que l’on a été.




La touche de Sorrentino, outre ce que l’on prend dans la figure de retour au réel — dont la scène étonnante entre une Brenda Morel (Jane Fonda, étonnante) cynique au point d’en détruire sa légende, et un Mick Boyle (Harvey Keitel) encore bercé d’illusions — est de juxtaposer une esthétique inattaquable et la mesquinerie du contingent qui rattrape toutes et tous. Or dans cette dévastation apparente, le ressort, la résilience dirait-on aujourd’hui, c’est d’être encore capable de rebondir dès lors que l’on accepte ses faiblesses, l’abandon de sa pleine puissance, gloire fanée qu’un narcissisme excessif avait laissé croire fini : fini de jouir de la musique, de la beauté, de l’amour que l’on pensait inaltérable.

Quelques scènes sont du plus bel effet, peut-être trop démonstratives toutefois : le clone de Maradonna, sur lequel la caméra s’appesantit en donnant de son ventre l’idée même du ballon, devenu hypertrophié, avec lequel il a acquis ses lettres de noblesse, devient contre toute attente une ballerine sur le court de tennis, jouant avec une simple balle ; la miss Univers rive son clou à Jimmy Tree (Paul Dano), lui montrant qu’on peut prendre un plaisir simple à aimer sa propre beauté sans déroger aux contraintes de l’esprit ; un lama se met en lévitation, bien que l’esprit rationaliste en refuse l’idée même, la laissant aux croyances ordinaires.


L’esprit, le souci de la beauté finissent par s’imposer dans la relation spontanée entre le compositeur qui fait découvrir à l’enfant violoniste quelques pistes pour mieux jouer. Elles s’intègrent dans sa pratique de l’instrument et dans la découverte d’une pièce de musique massacrée par l’enfant, laissant envisager tous les progrès qu’il peut accomplir.

La juxtaposition du visage de l’épouse de Bellinger, Mélanie (Sonia Gessner) cloîtrée dans son silence et dans sa chambre de Venise avec celui de la soprano Sumi Jo dans son propre rôle n’était pas nécessaire : le cheminement de l’acceptation de ce qui n’est plus, de ce qui est encore un peu, finit par s’instiller tranquillement dans les yeux du spectateur. On en ressort troublé, sans doute apaisé par l’aveu d’humilité qui achève le film, donnant à chacun la mesure du temps.

La critique qu’en a faite Clémentine Gallot dans Libération à sa présentation à Cannes est féroce : le décor est « sentimentalo – rococo », Paolo Sorrentino est un « indécrottable cabotin ». « Les décrochages frénétiques, tableaux pompiers sur des corps difformes et fardés et le finale au vacarme tonitruant de cet hommage ringard et racorni confirment qu’il y a quelque chose de pourri dans ce cinéma de papi, sinistre radotage gériatrique et chant du cygne frappé de sénilité précoce. » 



Ouf ! je crois que je n’ai pas vu le même film, moi qui ai généralement la dent dure pour les navets insupportables que le cinéma français nous assène. Je crains que cette jeune critique n’ait qu’une connaissance limitée du cinéma italien que l’on retrouve ici dans sa splendeur.

Et que je conseille vivement, n’ayant pas vu passer le temps les deux fois où je suis allé le voir !

2 commentaires:

palomar a dit…

Un très grand merci pour ce billet à la suite duquel je me suis empressé d'acheter le DVD (on l'a déjà en Italie) et je viens de le regarder alors que des critiques négatives m'avaient fait passer à côté. C'est magnifique. Sorrentino maîtrise parfaitement son métier et sur les plans visuel et sonore, il y a des moments somptueux. Michael Caine est parfait comme d'habitude, mais les autres aussi. C'est à la fois tragique et d'une très grande drôlerie (on est très loin du "sinistre radotage gériatrique" de la critique de Libé!). Un grand film sur le désir, un désir pour lequel, comme le dit une fillette, on n'est pas à la hauteur: comment donc accepter ce que nous sommes (et qui souvent n'est pas très beau) sans renoncer à ce désir et donc à la vie? Encore merci pour cette invitation à voir ce film.

Celeos a dit…

Enchanté d'avoir un peu œuvré pour du beau cinéma, et d'y avoir rencontré votre plaisir Palomar.