Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

lundi 30 novembre 2015

En toute humilité



Η Μεγάλη Καταστροφή – Μια ξεχασμένη Γενοκτονία/La grande catastrophe, un génocide oublié

Ce que les Grecs appellent « la grande catastrophe » est l'exode forcé, à partir de 1922, de tous les Grecs vivant en Asie mineure, induisant deux millions de morts. De même que l'histoire grecque, en général, les bavards chroniqueurs prompts à dénoncer le caractère « fraudeur » des Grecs sont moins soucieux de s'intéresser à un épisode de cette histoire de l'Europe d'il y a moins de cent ans.

On trouvera dans Wikipedia quelques informations sommaires sur cet épisode tragique de l'histoire de la Grèce qui concerne de près l'un de mes amis athéniens.

dimanche 29 novembre 2015

La vie devant soi

... et le goût de frémir !


Je lutte donc je suis - Yannis Youlountas


Vu cette semaine, de Yannis Youlountas, un cinéaste gréco-occitan-français (le métissage produit toujours d'heureuses rencontres), le très beau Je lutte donc je suis, qui se présente comme un documentaire, mais va au-delà, en faisant du point de vue du réalisateur une approche esthétique que je trouve originale. Non qu'il innove vraiment : il existe une tradition française et internationale du film militant où l'on trouve aussi bien des documentaires (ah! l'horrible terme que celui de « non-fiction », traduction littérale de l'anglais, qu'a repris le pourtant excellent Frédéric Martel, sociologue de la culture comme titre d'un site que je trouve illisible, trop foullis...) que de pures fictions, dont le cinéma hispanique nous a servi de magnifiques pages (pour n'en citer qu'un : Le sel de la terre de Herbert J. Biberman, en 1953). 

La structure narrative de ces films a pour point commun de donner la parole à des exclus ou des groupes minoritaires qui ne veulent pas accepter les conditions de vie qui leur sont faites par des groupes industriels, miniers, forestiers, etc. auxquels le pouvoir en place apporte son aide policière et judiciaire le plus souvent.

On est bien ici dans le même cas de figure, avec des exemples pris en Grèce (Attique, Crète notamment) en Italie et en Espagne où la crise d'une part, les choix financiers du pouvoir de l'autre mettent en péril des régions entières au mépris le plus total des populations concernées.

Il ne s'agit pas pour autant d'un manifeste politique précis mais plutôt de montrer comment réagit la population à l'asservissement, et les stratégies qu'elle choisit pour conserver sa dignité. Il s'agit davantage d'une posture que je place dans le champ de la philosophie dont Yannis Youlountas est un acteur pragmatique : à l'instar de la formule de René Descartes, penser, aujourd'hui, se décline également dans l'action, dans le faire. C'est en s'opposant aux décisions iniques du pouvoir et des injustices que l'on peut enfin exister, comme, de tout temps, on a appris à dire non aux arbitraires, lettres de cachet, oukases et autres expressions de la violence « légitime», selon l'expression de Max Weber.

Un autre aspect, qui n'est pas le moindre, dans cette manière de se lever contre l'iniquité : la beauté des gens, de leur langue, et la force de leurs sentiments d'humanité.

Je vous souhaite un excellent dimanche.

samedi 28 novembre 2015

La piste Pasolini



La piste Pasolini



Bien sûr, nous sommes nombreux à nous rappeler ce moment tragique de début novembre où Pier Paolo fut assassiné, et peu importe que l’on établisse une vérité judiciaire que l’Italie a été incapable d’établir depuis quarante ans ; puisse la vérité poétique demeurer, c'est-à-dire celle d’une parole que les maffias bien pensantes, celle de l’Église catholique, celle de la maffia économique ont fait taire là, il y a quarante ans, d’une façon aussi radicale. Que Pier Paolo, dans une prise de risque aussi désespérée après l’achèvement de Saló, ait refusé de se méfier de ce qu’il risquait de lui arriver n’étonnera personne, vivant de manière permanente dans la fulgurance dont la mort était l’une des composantes majeures.


Il me faut signaler un livre paru opportunément il y a quelques semaines écrit par un jeune garçon de vingt trois ans, Pierre Adrian, qui mieux qu’une enquête qui n’apporterait que peu d’éléments, quarante ans après, nous conduit à travers une quête sur les pas de Pier Paolo. Dans sa recherche, même s’il les rappelle, il ne s’agit pas d’épouser les convictions de PPP, qui sont datées. Je voudrais, puisque l’occasion m’est donnée de parler de ce livre, dire également quelles sont mes relations étranges avec la figure de Pier Paolo.


Je ne cache pas, dans ce blog, mes propres convictions libertaires, c'est-à-dire celle d’un individualiste convaincu qui sait que, vivant en société, l’état d’individualité doit faire place à une sorte de renoncement pour établir des solidarités, des engagements dans des actions et dans une vie où vivre ensemble est constitué de négociations permanentes, de méthodes de travail permettant d’arriver à des réalisations pour le bien commun.


Mais que de chausse-trappes ! La première étant d’imaginer que pour ce résultat il faut mettre un mouchoir sur la pensée, et se résoudre à fondre ses convictions dans celles d’une organisation politique ou toute autre forme de structure qui ne manque pas de se constituer dès lors qu’un groupe voit le jour et qui prétend ériger son système de pensée en vérité établie. Aussi, toute idée d’un parti dans lequel on abandonnerait sa capacité de penser déléguée à un bureau politique, de même qu’une démocratie dans laquelle on a délégué à quelques uns la capacité de penser la cité et de l’organiser me font horreur.


Foin de tout parti alors, exception faite des organisations syndicales qui ont une mission de défendre les intérêts des salariés au travail, et le font généralement en mettant un mouchoir sur leur véritables convictions : le salariat, tel que le pensait Karl Marx, est une aliénation dans la mesure où l’on se soumet à la subordination d’un employeur qui a tout pouvoir de décision sur l’entreprise économique, du choix des investissements comme de la place des employés dans le projet d’entreprise. D’ailleurs c’est bien là que le bât blesse : un projet d’entreprise peut devenir tellement colossal qu’il modifie la politique même de la cité et intervient directement sur la manière dont vivent les gens qui n’ont qu’une relation très indirecte avec l’entreprise. Le pouvoir de l’économique sur le politique.


Se rappelle-t-on le prix Fémina d’il y a quelques années, L’imprécateur, de René-Victor Pilhes ? Un mystérieux personnage expliquait de manière directe et sans émotion comment le capitalisme s’y prenait pour manipuler la pensée des employés d’une entreprise, et l’affolement des dirigeants de cette même entreprise entraînait tout ce beau monde dans un effondrement des tours où était situé le siège de la firme.


D’une certaine manière on en est arrivé là. Le chaos ambiant n’est plus maîtrisable et sans qu’il y ait de complot précisément déterminé, le système est en autoallumage sans qu’on puisse l’arrêter. Ce qui signifie que les organisations politiques ne sont d’aucun secours, quand bien même elles auraient la volonté réelle d’intervenir sur la manière de modifier le cours des choses. C’est à peu près exactement ce qui est arrivé à la Grèce, confrontée à un système financier international quasi maffieux qui n’a laissé aucune échappatoire à Sýriza.


Mais ma pensée vagabonde, une fois de plus. C’est de Pier Paolo que je veux parler ici, dont l’esprit me hante parfois, et inévitablement lorsque je me trouve à Rome qui restera pour moi associée à lui dont son nom parait les murs quelques jours après son assassinat.


Ses contradictions intellectuelles ne seraient d’aucun secours si l’on ne savait qu’il reste, d’une certaine manière, un type de la pensée italienne. Il y a certainement en lui du Savonarole, espérant réformer jusqu’à l’éradication du plaisir de la vie, mais se reprenant, se rappelant malgré lui que, fait de chair, le goût des garçons constituait la charpente de son désir de vivre jusqu’à l’ultime bout de la route.


Et sans doute y a-t-il cette souffrance exprimée aussi bien dans ses textes que dans son cinéma : parler de la vie, de ceux qui en sont l’incarnation, en s’en faisant une représentation idéale sans jamais pouvoir trouver ce qu’en imagination on se représente ce que pourrait être cette vie idéale.


Un père, une mère, des enfants qui aiment Dieu et le Christ dont la souffrance force le respect ; une maison attablée le soir au repas où l’on mange la pasta dans le plaisir d’entendre le récit de la journée passée au dur labeur dont on perçoit la compensation par le salaire mérité. Le repas achevé, les enfants vont au lit en embrassant les parents dont ils sentent sur eux la protection et la bienveillance. Quelque part, le nonno et la nonna restent encore présents dans les esprits. Ils en ont gardé l’idée de ce que peut être la sagesse, faite de retenue, de silence, parfois de renoncement face aux contraintes de la vie qui se sont accumulées, se sont transformées en lentes résignations qui patinent l’esprit autant que le corps. Les tempes ont blanchi, parfois le crâne s’est dégarni pour recevoir la casquette, plus humble encore que le chapeau que l’on présente au dehors et qui témoigne de la dignité devant le monde. La nonna porte un foulard replié sur l’arrière de la nuque, s’effaçant avec déférence devant le monde patriarcal, dont elle craint les colères mais organise avec de redoutables stratégies les comportements qui pourraient sembler les plus anodins.


Pourrait-il y avoir plus logique sens de la vie, lorsque la nature elle-même vient combler de ses soins la pourvoyance au plaisir des sens, de la langue et de l’estomac comme à l’odorat qui perçoit chaque saison, chaque moment de la journée, le temps de la pluie comme celui du soleil dont l’éventail des couleurs se rajoute au plaisir des yeux ? Et jusqu’à la nuit qui module chaque instant, accompagnée des stridulations des grillons, du frôlement des bêtes sauvages dans les haies ; elle donne à la rivière l’écho d’une eau qui clapote, heurtant là une pierre, ici le rebord d’une barque, qui court et raconte la géographie de ce pays de plaines, de montagnes, de peupliers toujours droits comme une armée de légionnaires, à peine agités d’un tremblement de leurs feuilles où scintillent les reflets de la lumière au couchant.


Dans cette peinture idéale où Pier Paolo aimerait trouver sa place, dans le souvenir rattaché du sein de sa mère, se trouve l’ombre qui vient déséquilibrer tout l’ensemble. Comme les éphèbes difformes de Chirico, ce qui tenait debout, dans la représentation que l’on regardait quelques instants auparavant, s’effondre sans possibilité de rattraper la construction ; et c’est un amas de pierres qui demeure, où l’on recherche avec patience, avec passion, les traces de ce qu’on avait cru voir de cette image idéale. Ce qu’on ne trouvera jamais, car l’ombre est remplacée par le vide qu’elle a suscité : c’est ce que fut le père, aspiré par le souci d’appartenir à autre chose que ce monde terrien, solide, argileux de l’Italie des montagnes comme celle des plaines. Qu’en reste-t-il ? Un képi, une vareuse, une illusion de lumière qui ne recouvre que le vide d’un homme transparent, absent, évanoui dans la grande armée de casernes, de clairons, de champs de batailles dont on ne retrouve que les douilles vides, aussi abandonnées que les enfants des cités prolétariennes venues s’installer à la périphérie des grandes usines.


De Pier Paolo, ses polémiques aujourd’hui me paraissent presque anecdotiques, ses engueulades avec Moravia. Chacun préfère garder en mémoire ses amours avec Ninetto Davoli, dont la simplicité, alors qu’il n’était encore qu’un jeune adolescent, était touchante, d’une fidélité exemplaire jusqu’à la trahison pour le choix de la normalité conventionnelle. Je préfère ne garder que les inspirations poétiques dont son cinéma reste, et y compris jusqu’à Saló, porté de ferveur, de bouleversement, comme d’une seule et unique fulgurance dans laquelle il est lui, Pier Paolo, au centre précis.


C’est de Giovanna Marini que je découvris d’abord ses poèmes frioulans, en dialecte, en réaction contre le toscan trop policé, comme je fus moi-même convaincu autrefois que la langue d’oc pouvait porter avec davantage de force la charge poétique d’une parole réprouvée. Désincarnée, disparue dans les fleurs des Toussaints, la langue d’oc n’est aujourd’hui plus qu’un hologramme ; les langues aussi ont leurs fantômes qui barrulent sur des landes sans fin, les soirs d’hiver où les animaux eux-mêmes n’ont plus qu’à se blottir dans l’attente du jour.


Io sono una forza del Passato.
Solo nella tradizione è il mio amore.
Vengo dai ruderi, dalle chiese,
dalle pale d’altare, dai borghi
abbandonati sugli Appennini o le Prealpi,
dove sono vissuti i fratelli.
Giro per la Tuscolana come un pazzo,
per l’Appia come un cane senza padrone.
O guardo i crepuscoli, le mattine
su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo,
come i primi atti della Dopostoria,
cui io assisto, per privilegio d’anagrafe,
dall’orlo estremo di qualche età
sepolta. Mostruoso è chi è nato
dalle viscere di una donna morta.
E io, feto adulto, mi aggiro
più moderno di ogni moderno
a cercare fratelli che non sono più.
Tratto da Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.
 
Je suis une force du Passé
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu.
J’erre sur la Tuscolana comme un fou,
sur l’Appia comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,
comme les premiers actes de la Posthistoire,
auxquels j’assiste par privilège d’état civil,
du bord extrême de quelque époque
ensevelie. Il est monstrueux celui
qui est né des entrailles d’une femme morte.
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.
Traduit de l’italien par Olivier Favier. Extrait de Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.





La ville a rattrapé toute forme ancienne, toute langue qui se reconstitue dans les lambeaux déchirés des néons et du béton. Et pourquoi les nouvelles langues en seraient-elles moins belles, portées par des enfants dont la bouche n’est que fleurs plus épanouies les unes que les autres ? La poésie en jaillit aussi sûrement qu’elle vivait dans la langue de Virgile dont ils sont les heureux paysans de ces quartiers, nouveaux alors, anciens aujourd’hui, désespérés depuis la mort de Pier Paolo qui les a abandonnés sans retour. D’autres viendront un jour. Un enfant se lèvera, portera plus haut cette même parole, en fera sa bannière rouge.


Je crois que Pierre Adrian a saisi tout cela, sans forcément l’exprimer ainsi. Son voyage sur les pas de Pier Paolo le montre hésitant, cherchant parfois vainement ce que la parole de Pier Paolo pouvait opérer auprès de ses amis du Frioul ; que reste-t-il vraiment, sinon son aura ? Que comprend-on encore aujourd’hui de ses colères vaines ? À Casarsa, il reste le football, comme partout dans tous les villages, le football qu’il aimait, qui, peut-être, permettait aux garçons d’exprimer un peu plus que leur seule virilité, peut-être une façon de se respecter dans une équipe avec une idée d’un travail à mener ensemble, accomplir une œuvre, modeste dans sa forme, mais qui pourra devenir aussi complexe qu’une peinture dont le peintre aura mobilisé l’ensemble de ses talents pour parvenir à la seule chose qui vaille : arriver à trembler d’émotion. Le football, comme une œuvre, fait se sentir appartenir collectivement à cette geste qui est de nature militaire, mais où, par chance, on ne tombe pas sous les balles d’un combat définitif.


C’est ce qui m’a aussi différencié de Pasolini : le football est une activité qui prépare aux embrigadements, qui dispense de penser individuellement puisqu’on est alors en devoir de penser collectivement, c'est-à-dire de ne pas penser du tout. Il y a forcément ce patriotisme local qui se retrouve parfois dans la grande patrie. Comment ne pas y penser quand, se plongeant dans les vomissures du fascisme agonisant à Saló, ce fascisme s’était constitué dans toutes les valeurs de virilité collective, de fascination pour le corps musclé et sans défaut de ces garçons sublimant le désir de sexe dans le prestige de l’uniforme qui le cachait ? On revient à Chirico : aucun corps ne peut durer dans la fermeté de ses muscles, le tressaillement de la peau sous la tension de l’effort ou de la jouissance qui l’accompagne. Il y a, curieusement, après la jouissance et la montée irrépressible du désir, ce sentiment de répulsion d’avoir associé la brutalité d’un acte que l’on croit d’amour avec le plaisir que l’on en a éprouvé. Et sans doute la honte, de devoir accomplir les mêmes envies jusqu’à leur satisfaction, sans jamais assouvir ce désir qui s’efface et reparaît comme la forme de ce qui serait une malédiction originelle.


Je m’interroge sur cet acte qui lui a fait quitter le Frioul, cette relation dénoncée comme un geste qui serait criminel dans une société catholique n’en parlant jamais. Le seul sentiment d’appartenir à ce monde religieux, associant les pleurs du chagrin perpétuel, du paradis maternel chassé sans espoir de retour.


Quoi d’autre sinon croire encore à la tradition, celle que je rejette, alors que Pier Paolo y voyait une solution pour le genre humain, lui donnant un cadre précis dont la réalité ne fut pas plus solide que la relation de Néron à Agrippine. Et je crois que Pierre Adrian voit en Pasolini quelqu’un de sûr de lui, un maître à qui, lui, jeune homme, peut se confier en pensées, faire de lui son mentor. Quelle erreur ! Je crois que Pier Paolo était la bonté même, dans cette conscience que lui, petit-bourgeois, se sentait en devoir de donner son écoute, et plus sans doute, son affection à ceux qui se confiaient à lui, pensaient qu’ils pouvaient lui accorder leur confiance, même sans comprendre quelle terrible passion l’agitait, lui rendait insupportable cette vie dont il ne pensait qu’elle n’était qu’une manière pervertie de considérer les relations des uns avec les autres. Un simple théorème dont il suffit d’appliquer le schéma structurel.


Pierre Adrian
Pierre Adrian est-il croyant ? Il semble le dire, naïvement : il s’essaie à prier, et ne sait pas ce que c’est que de prier. Ne sait-il pas que prier n’a de sens que lorsque le néant s’est enfin immiscé dans les veines, remplaçant le sang qui fait la vie ? Que prier est justement l’apprentissage du néant auquel on peut s’abandonner sans aucun dieu, sans souci d’aucune bienveillance. La prière à mains jointes des chrétiens est dangereuse, écrivait Jean. Un moment d’inattention et la grâce vous tombe dessus. Lui est-elle tombée dessus, cette grâce, pour que Pierre écrive : « Il n’y a pas d’acte plus révolutionnaire que de croire en Dieu. Et pourtant, à 23 ans en 2015, que de concessions nous faisons avec notre âme… » ? Pierre croit être pasolinien. Cela a-t-il un sens, dans la solitude que chacun doit assumer, et qui ne se rapporte à personne, à aucun dieu, à aucun maître ? Au passage de Campo dei Fiori, où j’ai moi-même définitivement laissé mon âme, Pierre se remémore un souvenir qu’il n’a évidemment pas pu connaître : le discours d’Alberto Moravia, devant le cercueil de Pier Paolo : « Une société qui assassine ses poètes est une société malade ! » Et c’est un beau malentendu : qu’ont à faire les poètes des sociétés pour lesquelles ils n’ont que mépris ? Dont le plus bel hommage est, justement, cet assassinat qui les porte en gloire, parce que, en dernière analyse, aucune famille, aucune société n’est en mesure de satisfaire quelque poète que ce soit, à qui, finalement, reste l’amour des garçons, dont ne parle pas, trop chaste pour cela en son texte, Pierre Adrian. Je ne sais pas si sa quête l’a mené jusqu’à le satisfaire d’une rencontre en esprit avec Pier Paolo dont il pense épouser les attitudes intellectuelles. Celles qu’il avait dans les années 1940, jusqu’à ses dernières colères contre la société de consommation. Tout cela a-t-il encore un sens aujourd’hui, en 2015, où d’autres barbaries, tout aussi enracinées sont à l’œuvre ? En juin 2015, Pierre conclut son texte à Paris, pensant à la tour de Chia, dernier refuge en pensée de Pier Paolo. En juin 2015, j’étais moi aussi à Paris, écrivant, dans un café de la rive droite, ce léger texte d’amour pour les garçons, dernier refuge de ma propre rêverie où j’ai posé mes pas.

vendredi 27 novembre 2015

Vue plongeante


Un drapeau s'il en faut un

C'est un drapeau d'inclusion, pas d'exclusion, choisi, et non imposé à qui que ce soit, rappelant qu'il a été celui des noirs, symbole de paix. Je veux croire que nous sommes tous, de toutes les couleurs, LGBT, hétéros, de la même nation arc-en-ciel, celle de l'espoir que, quelles que soient nos différences, on s'en foute. Royalement, républicainement. Démocratiquement. Humainement.



lundi 23 novembre 2015

L'amour au-delà de la peur

Comme tout cela est sympathique. Bien sûr, nous sommes de cette fraternité mondiale où nous essayons de comprendre ce qui fait notre culture commune, et comment nos choix esthétiques peuvent se rejoindre dans le plaisir des sens.
Au-delà, il nous faut encore comprendre comment certains d'entre nous, des égarés, des enfants perdus à tout jamais peuvent encore être générés par nos sociétés. Oui, je dis bien nos sociétés, même si dans leur égarement ils croient retrouver un sens à leur haine, à leur rejet viscéral du monde occidental dont ils veulent extirper la moindre trace dans le lieu originel de leur imaginaire insensé.




Je suis en désaccord toutefois avec le texte final de ce clip bon enfant.
 
« Les gens qui nous ont attaqués n'étaient pas musulmans, ils n'étaient même pas des êtres humains. Ne laissez pas cette tragédie nous diviser : c'est exactement ce que veulent ces animaux »  dit Matthew O'Connor, survivant britannique de la tragédie du Bataclan.

Le problème, justement, c'est que les assassins du Bataclan étaient des hommes, des êtres humains. Ce serait trop facile de les exclure du genre humain. C'est exactement le réflexe de toute société, depuis la nuit des temps, qui s'autosatisfait de ce qu'elle fait, en déniant à toute autre société le droit de s'appeler êtres humains. 

Lorsque on libéra les camps d'extermination, et que l'on découvrit le détail de ce qui s'y était passé pendant la Seconde Guerre mondiale, le sentiment d'horreur prévalut, et on se convainquit que ceux qui étaient coupables de ces atrocités ne pouvaient pas être des hommes. On se rassura. La barbarie était allemande, plus que nazie, et il fallut attendre ce qu'on a appelé la « révolution paxtonienne » pour comprendre comment la France avait pu établir les lois scélérates de 1940 contre les juifs, aggravant le sort des familles.

Depuis, un président de la République, Jacques Chirac, qui n'a pas plus ma sympathie par ailleurs, reconnut la responsabilité de la France dans ce qu'autrefois jusqu'à la gauche réformiste considérait comme une parenthèse de l'histoire, une sorte de phénomène tératologique, dont fut chargé Pétain, dédouanant ceux qui, sous la IIIème République, avaient progressivement alimenté la xénophobie et l'antisémitisme. Des gens de gauche, dans cette période, passèrent à l'extrême droite, nourrissant cette haine des gens étrangers ou d'origine étrangère, se réfugiant dans un nationalisme des plus imbécile et des plus criminel. Tout comme maintenant en Europe, en Grèce, où des responsables de l'extrême droite de Chrissi Avghi ont été condamnés pour assassinat. 

Il faut former des vœux pour que l'histoire ne se répète pas, et que raison gardant, on comprenne que d'un côté, nos sociétés génèrent des enfants perdus, qui n'en sont pas forcément sympathiques, mais toujours de cette nature humaine capable de tous les excès ; que de l'autre, la peur, mauvaise conseillère engendrant la haine, l'intolérance, ces phénomènes radicalisent également les forces antidémocratiques. Lorsque l'on aura accepté de comprendre que la radicalisation des exclus dont une  « avant-garde » passe à l'acte et que la radicalisation des classes moyennes retranchées derrière l'extrême droite ne sont que l'avers et le revers d'une même pièce, peut-être pourra-t-on éviter les jours épouvantables que l'on nous prépare au nom de la sécurité.

Je voudrais évoquer la mémoire de Hannah Arendt, qui, justement, voulut comprendre la personnalité d'Adolf Eichmann à son procès à Jérusalem, en 1963, en rapportant la manière dont l'inacceptable, de qu'on appelle généralement le « mal » était en fait d'une déconcertante banalité : la responsabilité de l'horreur, diluée entre les différents protagonistes, exonère chacun de ces protagonistes qui s'imaginent n'avoir qu'une infime partie de cette responsabilité, alors qu'elle est une responsabilité de système où les individus n'existent plus. Le paradoxe de la justice est d'avoir alors à juger des individus coupables de maintenir, de conforter ce système, lequel n'est justiciable de rien, peut rester dormant pendant des années et resurgir à l'occasion de la crispation des attitudes, lorsque l'économie ne parvient plus à donner du sens à la vie de chacun.

Oui, la responsabilité est largement partagée dans les événements qui déchirent le monde. Responsables. Tout comme les assassins de Charlie Hebdo, tout comme les assassins du Bataclan et des terrasses de Paris. Tout comme nous, qui laissons nos sociétés produire des assassins.



Leonard Cohen  - All There is to Know About Adolph Eichmann
EYES:……………………………………Medium
HAIR:……………………………………Medium
WEIGHT:………………………………Medium
HEIGHT:………………………………Medium
DISTINGUISHING FEATURES…None
NUMBER OF FINGERS:………..Ten
NUMBER OF TOES………………Ten
INTELLIGENCE…………………….Medium

What did you expect?
Talons?
Oversize incisors?
Green saliva?
Madness?
 In Leonard Cohen, Selected Poems, 1956-1968, Bantam Books, 1971.

Beautiful River


dimanche 22 novembre 2015

Art hélicoïdal


Arabie: le poète palestinien Ashraf Fayadh condamné à mort pour "blasphème".

 Davantage d'informations sur le Huffington post ici : clic

 Il paraît que l'Arabie Saoudite est amie de la France. Pour ses valeurs républicaines ? Comment ne pas mettre un préalable aux droits universels de l'être humain avant toute discussion, tout accord avec un pays tiers ? N'est-ce pas à cela que sert le drapeau français, de faire croire que l'on met en avant ces valeurs universelles alors même que l'on s'assoit dessus ?


 

Akadimía Plátonos -100% grec

Ακαδημία Πλάτωνος/Akadimía Plátonos est un film sorti en 2009 de Fílipos Tsítos. La vie quotidienne à Athènes, où quelques petits commerçants pas très actifs attendent le client dans leur vie étriquée du quartier du nom d'Akadimía Plátonos. Il y a là l'ironie de l'évocation du philosophe avec cette pensée de la doxa quotidienne fondée sur l'apparence des choses.

Et l'apparence des choses, c'est que les étrangers sont présents, visibles, actifs. « On n'est plus chez nous ! » entend-on fréquemment, avec ce « on » indéfinissable, mais terriblement toxique, qui désigne deux entités, « nous » et « eux ». Mettez ce que vous voulez comme couleurs à ces deux entités, n'importe quel drapeau, ça fonctionne pareillement.

En l'occurrence, ici, à Athènes, « eux » ce sont les Albanais, les descendants de l'Illyrie qui fit partie autrefois des régions largement hellénisées, et qui fournit à la Grèce, au cours de son histoire des peuplements réguliers, s'hellénisant au fur et à mesure de ces peuplements.
Sauf que depuis que les nations occidentales ont recréé une Grèce nationale, et parfois très nationaliste, les relations avec les Albanais d'aujourd'hui sont devenues difficiles. Si vous y rajoutez que l'Albanie, avant qu'elle ne devienne communiste, conduite par Enver Hodja, fut largement islamisée par l'Empire ottoman, vous aurez perçu les dimensions du problème.
Ici, le principal protagoniste, Stávros, vit dans ce quartier avec Argíris et Thímios.

Et ils sont très albanophobes. Thímios dresse son chien, un sympathique bâtard, nommé Patriote – tout un programme ! – à aboyer après les Albanais. Ils jouent au football dans ce carrefour miteux où ils tiennent leurs boutiques.
Stávros vit avec sa mère, s'occupe d'elle, un tout petit bout de bonne femme, malicieuse, mais qui n'a plus toute sa tête. Et qui parle albanais, ce qui perturbe grandement Stávros, qu'elle appelle Ramzy.

Arrive Marenglen, un Albanais, qui est peintre en bâtiment et travaille sur un chantier, à proximité. La maman, Harikleia reconnaît Marenglen comme son autre fils, qu'elle a dû abandonner autrefois pour fuir l'Albanie et se réfugier en Grèce. On imagine les dilemmes qui s'ensuivent.

Situation dramatique, évidemment, éminemment comique dans laquelle les comédiens traduisent les tensions qui animent la Grèce aujourd'hui, et qui malheureusement fournit à l'extrême droite, Chrissi Avghi (l'Aube dorée) les sentiments de répulsion envers les étrangers. L'autre aspect de la figure de l'étranger, ce sont les Chinois qui investissent différents quartiers d'Athènes, et montrent leur goût pour le commerce.

Rire dans les moments tragiques est un autre héritage de la culture grecque !

La fiche technique du film est ici : clic

samedi 21 novembre 2015

A l'assaut de Mycènes


Sonké à Athènes

J'ai publié depuis le début de ce blog quelques photographies de rues d'Athènes décorées du travail du grapheur Sonké. Voici une vidéo où on le voit à l’œuvre : comme de nombreux artistes du travail éphémère, il peint directement sur de larges panneaux de papier qu'il colle ensuite sur les murs, laissant au temps le soin de faire son travail de destruction lente, comme le fait également Ernest Pignon-Ernest.

A la recherche de ses œuvres sur les murs de Psirí, je photographiais quelques rues le matin de mon départ d'Athènes. Un Athénien, café frappé à la main, m'interpelle, et me demande pourquoi je photographie ces rues qui, pour lui, sont insignifiantes. J'imagine que, dès lors que l'on voit quelqu'un avec un appareil photographique, on a affaire à un touriste. J'assume, mais je n'ai pas à me justifier. Je lui explique que je photographie les rues décorées par Sonké. Ah, me dit-il, mais ce n'est pas intéressant, ici il n'y a que des commerces pakistanais, il faut aller photographier les commerces grecs. Je remercie le pauvre garçon et le gratifie d'un grand sourire :  la connerie n'épargne pas certains Grecs.

vendredi 20 novembre 2015

En terrasse, comme d'hab



Après la pluie : d'Omónia à Pláka

L'excellent Athensville, blog athénien, n'avait rien publié depuis quelques mois.
Je me permets de reprendre cette vidéo qu'il a montée, et qui, bien évidemment, me parle beaucoup : il y a encore quelques jours, sous un temps superbe, je parcourais ce trajet qui va de la place Omónia au quartier de Pláka : vue du métro à Omonia, arrêt à Monastiraki, et montée à travers les rues de Pláka qui conduisent à l'Aréopage. Ce jour-là qui me paraît à la fin de l'été, il avait plu : comme d'habitude, chez Athensville, ce sont principalement les lieux qui s'expriment, comme si la ville elle-même était un être vivant. C'est un être vivant, plein de cette dimension qu'ont les Athéniens de donner aux lieux leur sens à cette vie commune.



jeudi 19 novembre 2015

Μελίνα Μερκούρη/Melina Mercouri - Τα παιδιά του Πειραιά

Jamais le dimanche...

Jean Genet - Cathédrale de Chartres « vue cavalière »

Jean Genet. Cathédrale de Chartres «vue cavalière» (extrait)

Par Jean Genet, écrivain, poète, auteur dramatique

Texte paru dans l’Humanité du 30 juin 1977.

« Deux pôles : Chartres et Nara, pôles d’un axe autour duquel tourne la Terre. Nous tombons sur Chartres presque à l’aveuglette. Chartres la Beauceronne. Les deux sanctuaires sont immédiatement évoqués afin d’ouvrir plus loin une phrase sur le « droit à la différence ».

Il reste peu de chose dans nos souvenirs, ni dans les livres spécialisés, et rien du tout sur la plaine de Beauce, de ses habitants de l’an mil, ni de leurs habitants. Reste Notre-Dame de Chartres. Vertigineuse. Au Japon demeurent les sanctuaires de Nara.

Pour ce qui va suivre, Chartres n’a pas été choisie avec beaucoup d’efforts. Nara non plus. Je les avais, pour ainsi dire, sous la main ; mais à chaque endroit de la planète un axe la traversant aboutit : deux pôles d’égale valeur. Les constructeurs de cathédrales étaient des étrangers venus des chantiers de Burgos, de Cologne, de Bruges, maîtres d’œuvre, imagiers, tailleurs de pierre, fondeurs du verre des vitraux, alchimistes des émaux.

Nous allons tout à l’heure nous planter devant l’Arbre de Jessé – ces étrangers considérables auront donc construit une église qui sera française. Les musulmans y furent peut-être pour une part, petite ou grande, Tolède n’étant qu’à quelques semaines de galop. Les mains travaillaient beaucoup, et les esprits. On n’a pas le souvenir d’affiches, vers 1160, revalorisant le travail manuel. C’est peut-être que le tailleur de pierre, prenons cet exemple, façonnant d’abord grossièrement les pierres, essayait de copier un peu l’imagier et sa joie était grande quand il avait réussi la première feuille de lierre qui, avec d’autres, formeront le bandeau courant autour de la nef d’Amiens. Cessant d’être carrier il est sculpteur. Il n’est donc pas inconcevable qu’un Stoléru lui enseigne que le travail manuel est une servitude dont il peut s’arracher par une recherche intellectuelle. C’est comme ça qu’il invente peu à peu ces différents modes de levage qui, diminuant sa peine, le mènent vers les affiches revalorisant le travail harassant qu’il avait eu la faiblesse de délaisser… La nef de Chartres est aujourd’hui française et joyau national : pis, culturel. Mais le chapitre qui en décida la venue au monde était composé, comme le chantier, d’hommes de partout.

Des vagabonds probablement, plus ou moins bien organisés, plutôt en bandes hétérogènes qu’en ateliers, ont construit ce qui reste, et ce qui reste de plus beau en France, et surtout là, et que la France officielle se vante de posséder. Ces hommes de partout ne formaient sans doute pas le noyau de la population chartraine ni ne se mêlèrent au noyau déjà existant. Ils iront travailler et mourir n’importe où. Une nation n’est pas une patrie. Il est peu probable que la région offre une patrie constituée tout naturellement d’hommes et de femmes qui, ayant les mêmes mesures, seraient plus égaux entre eux et se connaîtraient mieux. Que la France des régions soit un œuf de Pâques en chocolat plein de petits œufs en chocolat, chaque œuf ne sera pas une patrie. Reprenons le mot démodé d’affinité. Les hommes ayant les mêmes affinités ne sont pas dans un même œuf en chocolat. Les amoureux de Chartres et de Nara sont autant au Maroc, en Afrique du Sud, en Allemagne, en Grèce, au Japon, en Hollande, si l’on veut dans toutes les nations du monde, qu’en France ou qu’en Beauce. L’Arbre de Jessé, c’est le thème de la verrière centrale du portail royal. Plutôt que l’Italienne Mona Lisa, le ministre Malraux aurait pu envoyer au Japon pour une exposition l’Arbre de Jessé, la soudaine lévitation des œuvres d’art contemporaines et antiques mises sur orbite autour du globe l’aurait permis. Si l’extrême mobilité est un signe de modernité, pourquoi n’avoir pas expédié, par air et tout entière, la cathédrale de Chartres passer près d’un an à Tokyo? Et pas sa copie grandeur nature en polyester, puisqu’il y a dans le ciel tant d’œuvres d’art qui, prenant l’avion, volent d’un pays à l’autre. Toutankhamon, Matisse, Van Gogh, l’art étrusque, Pierre Boulez, l’Apocalypse d’Angers font plusieurs fois par an le tour du monde. À qui appartient l’Arbre de Jessé ? Pas de doute, aux Beaucerons qui l’ont trouvé là au pied du berceau, et qui ne l’ont jamais vu. Comme les Turcs possèdent la Vénus de Milo. La cathédrale de Chartres est-elle française, beauceronne ou turque?

La région devrait-elle apporter une petite patrie dans la grande et permettre à chaque Français d’en avoir deux, car il reste seul au monde à ne pouvoir dire cette ânerie grandiose: «Tout homme a deux patries, la sienne et la France.» Pas plus la civilisation pharaonique, malgré les récents ravaudages de Ramsès II, malgré la présentation bouffonne des armes aux deux caisses de bois contenant sa momie coupée en deux, ne pourra se retrouver dans l’Égypte de Sadate et pas plus les anciennes provinces dans les nouvelles régions.

Afin que ces régions nous émeuvent, afin qu’elles tremblent ou qu’elles nous sourient, il faudra en appeler aux provinces mortes. Si chaque homme a une valeur égale à chaque autre, tout coin de terre, même le plus désertique, en vaut un autre. D’où, qu’on me pardonne, mon détachement total à l’égard d’une région particulière, mais d’où mon émotion quelquefois en face de ce qui est abandonné. Afin de m’intéresser, mieux vaudrait être rébus. Sans qu’il construise une cathédrale, tout nomade, le Sahraoui par exemple, aime les coins de caillasse où il a dressé sa tente et qu’il va laisser. Lever le camp, comme foutre le camp, c’est un espoir et un léger déchirement mêlés […] »

samedi 14 novembre 2015

Déploration


Cauchemar

Oui, c'est un cauchemar absolu que cette guerre de l'absurde qui continue, donnant l'idée qu'un irréconciliable s'est définitivement installé dans ce monde.

Une fois de plus, ce temps de la mort est bien parmi nous, autorisant le sentiment des peurs imbéciles, donnant licence aux contrôles, aux États policiers, aux réunions sous les bannières nationalistes.



Pour l'instant, je pense à ceux qui, insouciants, partageaient des moments de liesse soudain transformés en enfer. J'espère n'y connaître personne, mais j'ai envers ceux que je ne connais pas, tombés, blessés, épouvantés par ce qu'ils ont vécu, le même sentiment de fraternité. Que notre sens de l'humanité se dresse encore plus fort contre toutes les haines.

mercredi 11 novembre 2015

Beaux fruits d'automne

Cette année, il y eut des coings magnifiques sur les arbres de la maison des Cévennes. Ce fut un plaisir de les cueillir.

Marwane Pallas - Self portrait

Armistice

Quand les corps furent suffisamment démembrés, que les fantômes des garçons dont on avait brisé les rêves furent revenus dans les terres d'où ils étaient partis errer sans plus rien savoir de la beauté, on put se rassurer sur la pérennité du vieux monde.

Shorra Death of a cyborg, digital art d'après Jean William Bouguereau Premier deuil  (1888)

Ο Αλκίνοος Ιωαννίδης στην Επίδαυρο το 1996/Alkínoos Ioannídis à Epidaure en 1996

Dans mes nuits athéniennes il y eut le spectacle d'un de mes chanteurs préférés : Alkínoos Ioannídis, chypriote au sujet duquel j'ai publié un billet au mois de juin dernier. Je raconterai cette soirée, qui témoigne de la manière dont les Grecs vivent d'une autre manière qu'en France un spectacle de musique et de chansons.

Pour ce soir, je présente le bel Alkinoos, il y a presque vingt ans, dans les nuits du théâtre des arts d'Epidaure, interprétant 'Alkistis (Alceste) d'Euripide, sur des paroles de Leftéris Papadópoulos, une musique de Chrístos Léontis et une mise en scène de Giórgos Lazánis.
La mise en scène est pour le moins étrange, et l'attitude d'Alkínoos un peu figée, avec un maquillage outrancier, censé rappeler celle des éphèbes que l'on voit, par exemple, au Musée national d'archéologie.

Depuis, Alkínoos a retrouvé par ses propres moyens un vrai sens de la scène et une présence dont je parlerai dans les prochains jours. Pour autant, son interprétation vocale reste très belle, illustrant la musique ancienne grecque pour le texte d'Euripide.


mardi 10 novembre 2015

Ancien philosophe


Condoléances à Raphaël Glucksmann qui vient de perdre son père.

Raphaël Glucksmann
Il paraît qu'André Glucksmann était philosophe, nouveau philosophe. La particularité des nouveaux philosophes étant d'être hyper présents médiatiquement, faire du show en permanence, quitte à abandonner toute rigueur de pensée pour aller dans « l'air du temps ». André Glucksmann fut stalinien maoïste alors qu'une partie des gens qui étaient derrière Sartre étaient davantage portés par le libertarisme, mais il était à la mode alors d'être stalinien ; puis il découvrit que la Russie soviétique avait de nombreux goulags. Il avait d'abord cru que c'était une spécialité culinaire. C'est ce qui l'incita à écrire La cuisinière et le mangeur d'hommes, ayant compris l'aspect cannibale de cette spécialité culinaire.

Enfin je ne vais pas tracer son parcours intellectuellement erratique et, finalement, manquant de la plus élémentaire érudition philosophique. Ses prises de position en faveur de Nicolas Sarkozy montrent bien à quel point sa pensée fut pointue, et son rattachement à l'atlantisme et à un interventionnisme généralisé, à la croyance que le monde a besoin de gendarmes.

Enfin, j'ai toujours préféré les anciens philosophes, et notamment mon bon maître Diogène dont je me remémorais récemment les bons mots en parcourant les rues ensoleillées de la vieille Athènes.
Un mauvais philosophe passe, il nous reste les bons.

Note à l'intention de Fleur Pellerin :
«
André Glucksmann, l'une des voix des Nouveaux Philosophes, militant internationaliste, s'est éteint... Tristesse. »

Ce n'est pas la peine de te mettre sur le tard à lire André Glucksmann, ma grande, c'est sans intérêt, et de toute manière, comme d'habitude, tu n'y comprendrais rien. Et encore moins à la vie de Diogène de Sinope !

dimanche 8 novembre 2015

Prise de hauteur


Dernier jour d’Athènes - 1



 Dernier jour. Je pars tout à l’heure, dans l’après-midi. Ces quelques jours à Athènes m’ont permis de reprendre mes marques avec la ville, d’en saisir certaines nuances, non toutes : une ville de plus de trois millions d’habitants ne s’appréhende pas aussi facilement, quand on y passerait de nombreuses années. Je me rappelle un film intitulé Les yeux fermés. Il me semble que l’auteur était Joël Santoni, et je ne sais pas s’il a poursuivi une carrière de réalisateur, mon goût pour le cinéma subissant parfois de grandes absences. L’histoire est celle d’un comédien qui subit un deuil et ne veut plus voir le monde. Il parcourt les arrondissements de Paris avec des lunettes noires et une canne blanche, donnant l’illusion d’être aveugle, et ne percevant plus le monde de la même manière avec les yeux fermés. Je n’ai pas vu la fin du film, un incident m’ayant alors obligé à sortir de la salle de cinéma où le film était projeté.



J’y ai pensé hier, dans la taverne (est-ce bien le terme, car l’ambiance était plutôt branchée, et j’y ai demandé un café elliniko ; on m’a répondu qu’ils n’avaient que des expressos ou des capuccinos !) où je mangeais en début d’après-midi. À la table près de moi se trouvaient attablés quelques jeunes gens. L’un était très beau, avec des yeux bleus-gris comme c’est souvent le cas chez les Grecs, le teint un peu mat mais à peine, et de son visage se dégageait une impression de grande douceur. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder, évitant l’insistance qui eût pu paraître désobligeante. Je ne sais trop ce que ces jeunes gens mangeaient : sans doute une de ces nourritures à goût de carton que l’on modère avec force sauces mayonnaise et ketchup. La nourriture junk, largement mondialisée maintenant. Lui en était à déguster calmement, mais sans se forcer, un souvlaki. Ce qui me fascinait était son regard qui me semblait ne pas exprimer de passion. Parfois il parlait, mais, dans le bruit ambiant, je n’arrivais pas à distinguer s’il parlait anglais ou grec. Peut-être parlait-il les deux successivement, car quelques mots me parvenaient aux oreilles. Je ne pouvais me lasser de le regarder : cheveux mi-longs, de beaux et longs doigts qui saisissaient la brochette avec élégance et lui permettaient de déguster son repas sans la frénésie que certains y mettent parfois. Je ne le vis pas sourire, et dans le brouhaha de la salle, je n’arrivais pas à saisir le sens de leur conversation. Je me contentai d’appréhender la manière dont ses traits étaient composés, avec une harmonie dont un peintre eût certainement, et dans l’instant, su placer les contours du visage, sans excès de beauté, mais donnant au premier moment le sentiment que ce garçon était un protégé des dieux dont il exprimait une rare douceur.

À côté de lui se trouvait une jeune femme, sensiblement plus âgée, et je ne pouvais imaginer qu’elle fût sa compagne : peut-être simplement une amie, car leur apparence physique ne laissait pas croire qu’ils fussent de la même famille.

Je finissais sans me presser les fines tranches de poulet grillées avec quelques rondelles d’oignons persillées. Sans être d’un goût remarquable, mon repas avait au moins la qualité de la fraîcheur. Les marchands de nourriture rapide manquent d’imagination. Dans aucun repas pris pendant la semaine je n’ai senti le goût du citron. J’ai le souvenir de fruits de taille remarquable, autrefois à Kalambaka qui frappaient l’imagination autant que le goût. J’en avais acheté un dont j’avais dégusté, en  plusieurs jours, les quartiers un à un, en en appréciant l’âpreté autant que ses arômes.

Le groupe se leva, et je remarquai que l’un des garçons, un peu fort, tenait en ses mains un ensemble d’éléments de bâtonnets. Peut-être pratique-il, à l’instar des majorettes, le jeu d’équilibre de ces bâtonnets, me suis-je dit. La réalité me rattrapa ; il manqua renverser la chaise et dut alors déplier ces bâtonnets pour en faire ce qu’ils étaient vraiment : une canne d’aveugle.

Tout le groupe de garçons, munis de cannes repliables, quitta la salle, maladroitement, accompagné de la jeune femme qui était la seule personne voyant, et, subitement, je me mis à imaginer ce que cette absence de la vue pouvait autoriser comme perception du monde : se déplacer chaque jour dans un quartier différent d’Athènes muni d’une seule paire de lunettes et d’une canne blanche, dans la difficulté de ces trottoirs très étroits, souvent défoncés, doit être un véritable calvaire. Ne reste alors à l’ouïe que le bruit des voitures, des klaxons, des cris des uns et des autres, trop ostentatoires.

Je fais ici une transposition : Franco Citti, mené par Angelo dans les rues d’Athènes. Que Pier Paolo a-t-il là manqué qui eût donné à son œuvre un éclat encore plus fort ! Cela me paraît évident, ces enfants aveugles, là dans la taverne, étaient tous des enfants d’Œdipe, dont je me pris à aimer le plus beau, le plus doux. Et je m’imaginais alors ce que pouvait être un acte d’amour dans lequel, en l’absence totale de lumière, le désir provient d’un premier toucher de peau à peau, de doigts à doigts qui explorent progressivement toute la surface du corps, du visage tout d’abord pour construire en esprit la géographie de tout cet espace qui est encore plus sensible. Le nez, les oreilles, les lèvres sont ce que l’on s’offre en premier lieu avant d’être plus ouvert encore à son désir où l’envie de l’autre permet toujours davantage d’audace.

Je m’imaginais, moi, le conduisant à travers les rues d’Athènes, lui décrivant de mon grec maladroit notre passage à travers les rues, lui disant de quelles épices étaient les senteurs qui lui parvenaient aux narines, lui décrivant les arbres en fleurs dont les fortes odeurs évoquaient les ébats de garçons après la jouissance dans la chaleur des corps.

Oui, j’eusse pu aimer cet enfant-là qui, au-delà de nos différences, me paraissait indiquer que toute la tendresse du monde l’avait désigné pour en être son incarnation : comment penser le corps lorsque la vue n’intervient pas ? J’ai souvent interrogé ces chérubins, ces éphèbes aux rondeurs devenues d’un marbre poli en excès par des mains souvent indélicates. Et là, le toucher seul, la parole pourraient alors dire l’émoi de deux êtres l’un doté de la vue, l’autre d’une parole aisée et d’un toucher relevant certainement de l’expertise pour apporter ce que les flammes du regard ne peuvent plus dire.

Les garçons, accompagnés de la jeune femme, ont quitté la salle de la taverne ; trois vieilles dames sont venues les remplacer tandis que je finissais le contenu de mon assiette, et le vin, assemblage de muscat et de sauvignon, faute de la retsina que j’avais demandée, mon âme nourrie des étranges pensées que le croisement du regard absent de ce garçon m’avait provoquées.