Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

dimanche 28 février 2016

Brûlante actualité


Paul Carpita - Le rendez-vous des quais

Dans la France républicaine qui mène en 1953 la guerre d'«Indochine», qui ne va pas tarder à mener la guerre d'Algérie, un réalisateur, Paul Carpita, réalise Le rendez-vous des quais. Ce film est projeté une première fois en 1955, puis censuré pendant trente ans, fait assez exceptionnel dans l'histoire culturelle française.
On lira avec un grand intérêt la biographie de Paul Carpita sur le site du Maitron, dictionnaire d'histoire sociale : ici
Le cinéma de Paul Carpita, qu'on aurait pu sans difficulté classer «Art et essai» est concomitant à cette période où l'on prend conscience de manière large du rôle éducatif du cinéma.
Voici une interview de 1990 sur FR3 où ressortait ce film, trente cinq ans ans après,  à Aix-en-Provence.




Un extrait de Le rendez-vous des quais avec la guerre d'«Indochine» en fond d'inquiétude sociale et politique qui résonne étrangement à une période où l'on parle de réformer le code du travail...
Une question pour les historiens, les anthropologues, puisque, apparemment, les politistes ne la posent pas beaucoup : quel est l'impact de la politique coloniale des deux siècles précédant notre période contemporaine sur les événements mondiaux actuels ? Il faudra encore quelques années pour y répondre avec un minimum d'objectivité...





Pour terminer ce billet sur une note plus drôle, voici le dernier film long métrage de Paul Carpita, Marche et rêve: les homards de l'utopie (clic) sorti en 2002, avec Daniel Russo et Roger Souza comme acteurs principaux. Où l'on parlait de chômage, de marchés financiers, etc. avec tout l'humour dont Paul Carpita était capable.

Quand le cinéma n'était pas qu'à Paris...



MARCHE ET REVE ! LES HOMARDS DE L'UTOPIE... par CoteCine

mercredi 24 février 2016

Encore un peu fraîche


Francesco Forgione, Padre Pio, moine franciscain

Parmi les curiosités romaines, on pouvait voir ces derniers jours exposé à la Basilique Saint-Pierre, au Vatican, le corps du Padre Pio, né Francesco Forgione, célèbre saint italien, extrêmement connu pour ses excentricités souvent peu conformes aux conventions de l’Église catholique romaine.
Certains de mes lecteurs s'étonneront de me voir présenter un billet au sujet de Padre Pio, ne cachant pas mes opinions mécréantes et définitivement en rupture avec toute forme de croyance. Certes, mais, en bon anthropologue, je ne peux me désintéresser de la figure de cet homme, qui, ainsi que je l'ai déjà évoqué dans ce blog au sujet d'un passage à Milan, me semble éminemment sympathique. C'est même à mon avis, le saint italien le plus surréaliste. C'est vous dire ainsi qu'il est de nature à m'intéresser dans son comportement qui fit plus qu'irriter sa hiérarchie, hiérarchie religieuse qui considéra que les manifestations irrationnelles dont il faisait preuve étaient de nature à remettre en cause les dogmes, et le persécuta en conséquence.

Le Dictionnaire de l'impossible de Didier Van Cauwelaert consacre quelques pages au Padre Pio, montrant, si les témoignages sont dignes de foi, les aspects invraisemblables de son comportement d'homme religieux. Si l'on rajoute qu'il «reçut» les stigmates en 1918, après avoir eu une attitude exemplaire pendant la Grande Guerre, il y a là bien de quoi irriter la pensée rationnelle autant que la pensée religieuse canonique. On parle de son humour, et de sa capacité à la dérision.
Pendant cette même Grande Guerre, alors que l'Italie se trouve du côté des alliés franco-britanniques contre l'Empire germanique, la bataille de Caporetto, le 24 octobre 1917, est perdue. Le général Luigi Cadorna est destitué, et ce dernier ne voit d'autre issue que le suicide. Au moment de saisir son pistolet, un moine surgit devant lui, lui intime d'arrêter son geste, le réconforte et disparaît aussitôt. Le général est doublement sonné : il se précipite hors de son bureau, demande où est passé le moine ; on lui répond qu'aucun moine n'est venu, ni reparti. Plusieurs années après, le général Cadorna voit la photographie du Padre Pio dans un journal. Il le reconnaît. C'est le Padre Pio qui est venu le voir. Le général Cadorna se rend aussitôt à San Giovanni Rotondo où le Padre Pio exerce son sacerdoce. Avant que le général n'ait eu le temps de se présenter, le Padre Pio s'interrompt et fait un clin d’œil au général, lui disant : «Alors, général, on l'a échappé belle !»
Bilocations, odeur de sainteté (senteurs de rose, de violette...), guérisons miraculeuses, il s'autorise toutes les manifestations auxquelles répugne l’Église catholique, qui répond à sa façon d'être par un scepticisme tout aussi virulent que les scientistes positivistes pour qui tout cela ne peut exister.

Pietro da Cemmo - L'Annunzziata - 1475
On trouvera sur Internet de nombreux sites qui lui sont consacrés, à prendre avec de la distance, de l'humour, et, malgré ce qu'il pouvait penser lui-même de sa religion très étriquée, se dégage de la sympathie pour cet homme dont la principale qualité vis-à-vis de ses semblables fut la tolérance.
Curieusement, visitant l'été passé le monastère franciscain de l'Annunciata (ou Annunzziata), à Piancogno en Val Camunica, qui recèle de magnifiques fresques de Pietro da Cemmo datées de 1475, un portrait souriant du Padre Pio accueillait les visiteurs à l'entrée de la chapelle. Je n'ai pu m'empêcher de répondre à son sourire par le mien, que la journée ensoleillée avait déjà amorcé.
Le décès récent d'Umberto Eco, qui avait régalé ses lecteurs de plantureux débats théologiens dans Le nom de la rose, rappelle la figure sympathique des «pauvres de Dieu» que furent les Franciscains, attachant plus de prix à la modestie de leur vie qu'aux ors vaticanesques qui dégoulineront plus tard à l'Age baroque !
On trouvera ci-après un extrait d'Uccelacci e uccellini, de Pier Paolo Pasolini interprété par Ninetto Davoli et Totò, qui se fout un peu de la gueule de tout le monde avec sans doute un certain cynisme : la conversion des puissants oiseaux n'est qu'un leurre et ils continuent à attaquer et se nourrir des passereaux... Jusqu'au moment où les personnages joués par Ninetto et Totò finiront par manger eux-même le corbeau, figure de l'intellectuel de gauche, qu'il n'est plus possible d'entendre !


Je suis à peu près sûr que Pio et PPP auraient sympathisé. Quale prova ?

lundi 22 février 2016

Autoportrait de Mark


Mark Morrisroe (10 janvier 1959 - 24 juillet 1989) fut un artiste très engagé dans le mouvement punk et un photographe important de cette génération.J'ai présenté un précédent billet d'un autre autoportrait de lui plus jeune. C'est ici : clic
Mark Morrisroe - Self portrait ca 1988

Erri de Luca, frappé à son tour !

Décidément, la rhinocérite est virulente, cette année. Le cher Erri de Luca, que j'aime, dont j'apprécie la littérature et l'engagement contre la ligne à grande vitesse – no TAV ! – vient d'être frappé à son tour ! Un article paru aujourd'hui dans Marianne lui donne la parole. S'est-il fait piéger par le journaliste, Ariel F. Dumont ? Rien ne me permet de le supposer. Je reproduis ici l'extrait dans lequel il parle de la déchéance de nationalité :

« Que pensez-vous de la proposition de Manuel Valls sur la déchéance de nationalité ?

E.D.L. : C'est une mesure quasiment élémentaire et, surtout, indispensable. Ces gens-là doivent savoir que, en partant, ils ne peuvent pas revenir en arrière. Ils ne s'offrent pas un voyage aux Caraïbes, ils partent en tournée militaire, c'est différent. A partir du moment où ils décident de trahir leur pays, de combattre contre leur patrie, de rallier une organisation terroriste, c'est fini. Chacun est libre de choisir, mais pour choisir, il faut être responsable. On ne peut pas les décourager, mais on peut les avertir et, surtout, éviter qu'ils utilisent les compétences militaires acquises durant leur "voyage" pour organiser des massacres. »
La suite là : clic

PACIFIC PRESS/SIPA
 Que s'est-il passé, s'est-il vrillé un neurone, subit-il le syndrome post-traumatique d'avoir été sauvé de la prison par la justice italienne, le mettant dès lors dans une posture d'obligeance institutionnelle, le forçant à rentrer « dans le rang » des intellectuels aux positions douteuses, façon Roger Garaudy – mais  pour l'instant avant qu'il ne soit allé trop loin ? 
Ce qu'il dit est profondément stupide : «Ces gens-là doivent savoir que, en partant [...] c'est fini.» S'est-il réellement interrogé sur ce qui se passe dans la tête de gens qui ne sont pas à savoir ce qu'ils ont à gagner ou à perdre ? Que sait alors Erri de Luca du fascisme italien à l'époque où il était l'un des dirigeants de Lotta continua ?

« Trahir leur pays». Mais les abrutis du terrorisme n'ont pas de pays ; leur pays, c'est la mort, rien d'autre, vers laquelle ils partent pour s'anéantir en anéantissant les autres par la même occasion, et ceux-là mêmes qui ne sont en rien responsables de leur propre situation.
« Leur patrie». Que Erri de Luca utilise ce terme fossile me laisse abasourdi ? Quelle patrie ? Voici bien longtemps que ce terme, bien innocent au milieu du XVIIIe siècle, fut repris par les révolutionnaires de la fin de ce même siècle pour en faire un concept exprimant la paranoïa d'un peuple-nation sûr de sa prévalence sur les autres nations, et tout prêt à fermer les frontières contre les étrangers. La patrie est en danger ? Mais nous ne sommes plus en 1792, et là ce ne sont pas des étrangers qui menacent... qui menacent quoi d'ailleurs ? Certains abrutis à la kalach sont français, et même Valls a reconnu que la mesure de déchéance de nationalité était un symbole, et sans efficacité contre la détermination de ces desperados. La véritable menace qui torpille la société française, et, plus largement les sociétés occidentales, ce sont les accumulations d'injustices, de traitements différentiels des quartiers, des niveaux sociaux, un chômage qui est devenu plus qu'insupportable qu'on n'arrive même pas à résoudre avec un traitement social. 
Ce que ne comprend pas Erri de Luca, c'est qu'il y a bien longtemps en France comme ailleurs, qu'il est difficile de se sentir «français» quand on ressasse une République devenue invisible, des égalités dans le nivellement par le bas de l'école (j'ai tous les jours les retours de cette casse des savoirs scolaires et universitaires), une fraternité traitée à coups de bulldozers à Calais, une liberté réduite à sa plus simple expression de pouvoir encore un peu consommer pour ceux qui ont un revenu régulier.
Le reste, l'«État d'urgence» qui n'est qu'une forme de l’État policier, les assignations à résidence administratives qui ressemblent beaucoup au passé le moins glorieux de l’État français, et jusqu'à la Justice en France qui n'en peut plus : prisons surpeuplées, situation carcérale des femmes pire que celle des hommes, le remplacement des décisions de justice par des décisions administratives rendues par les préfets... Comment Erri de Luca appelle-t-il cela ?
Et toujours concernant la « patrie » : n'a-t-il pas compris qu'il faut laisser ces termes à la terminologie d'extrême droite : ces termes fossiles rendent-ils compte de la réalité des relations culturelles, sociales, économiques ? Être patriote économiquement reviendrait à n'acheter et ne consommer plus que «  français », idem pour la culture et les relations sociales. Que ferait-on sans la culture italienne, grecque, espagnole, britannique, américaine, nord-africaine, etc. Que serait- notre pensée si nous ne nous retrouvions qu'entre Français ? Comment ces expressions haïssables ont-elles pu émerger : «on» est chez «nous»? Qui est ce «on»? Qui est ce «nous»? En Corse, déjà en 2004, on pouvait voir sur les murs «Arabi fora». Comment a-t-on pu laisser s'installer une telle situation à la totale indifférence des pouvoirs publics, méprisant totalement l'«esprit républicain». Qu'on ne nous fasse plus le coup de la république : elle est devenue totalitaire, impuissante, vérolée.
Le pauvre Erri de Luca, dans sa vision étriquée, et sans doute, crypto-religieuse, se fourvoie lamentablement, montrant peut-être que sa vision du monde social en est restée à l'époque où, lui, fils de bourgeois napolitain, allait chercher sa rédemption dans le monde ouvrier. Il en a gagné les galons de l'écriture, admirable, magnifique. Politiquement, il est perdu.

Politiquement je reste du côté de la poésie qui est un engagement, et non un loisir de salon. Hier, Marie m'interpellait sur la situation des réfugiés dans la boue. Il faut s'interpeller sur ce qui va se passer à Calais mardi soir ou mercredi matin prochain : les bulldozers vont raser ce que les réfugiés et les associations humanitaires ont patiemment construit : cabanes de fortune dans l'attente de conditions de départ vers d'autres cieux plus hospitaliers que ne l'est la «république». 250 intellectuels et artistes s'insurgent : ne réduisons pas la France à des barbelés et des bulldozers. Lisez le journal Le Monde. C'est là : clic

L'étranger

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis?
-Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!

Charles Baudelaire: Petits poèmes en prose, I (1869)

Hé, mec ! Marche de ton côté sauvage !

Lou Reed - Walk on the wild side


dimanche 21 février 2016

Faire le mur

Vincenzo Galdi - Ragazzi via Appia - 1900

Ravi Shankar & Anoushka Shankar Live: Raag Khamaj (1997)

Robendra Shankar, dit Ravi Shankar, nous a quittés il y a quatre ans. Sa musique nous reste mais il fut longtemps le témoin d'une période qui semble aujourd'hui d'une douce béatitude face à celle que nous vivons, où le désenchantement à pris la place d'une croyance à un univers en amélioration constante dans l'espace et le temps. Les informations que nous avons aujourd'hui de l'Inde ne semblent pas les meilleures, et même si l'on apprend que l'on va vers une dépénalisation de l'homosexualité, cet immense pays est encore porteur d'une immense violence, notamment à l'égard des femmes ; la violence de castes y est également insupportable, rompant avec les images d'un pays paisible véhiculées par les idéaux d'ashrams et autres billevesées que des sociétés meilleures existent, forcément ailleurs.
 
C'est peut-être dans le disque des Beatles, Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band (La bande des cœurs solitaires du Sergent Poivre !) que l'on entend sans doute en France pour la première fois les sons étranges du sitar, instrument à cordes pincées de la famille des luths et cithares, qui accompagnent la chanson Within you without you. Le thème de la chanson évoque les conceptions de l'univers telles que certaines philosophies orientales l'évoquent – monde des illusions dont il est nécessaire de s'échapper pour laisser la place au monde de partage et d'amour devant lequel on est seul responsable – et c'est George Harrison qui en avait signé le texte. George Harrison était un disciple de Ravi Shankar, et certainement des quatre Beatles le plus sensible à cette ouverture au monde extra-occidental. La musique de Within you, without you est ainsi directement inspirée d'un raga de Ravi Shankar, raga d'une durée d'une quarantaine de minutes. Les contraintes du marché de la musique occidentale obligeaient alors à ne pas dépasser les trois minutes conventionnelles de durée d'une chanson pour permettre l'accès aux radios. Par la suite, les Beatles sont parfois allés au-delà de cette durée, s'affranchissant des contraintes de cette vision.
De son côté, et notamment grâce aux Beatles, Ravi Shankar a mené une carrière internationale sans faille, apportant dans ses concerts le contenu permettant d'initier à la complexité de cette musique traditionnelle.
J'ai présenté au mois de juin dernier la magnifique collaboration menée entre Ravi Shankar et Philip Glass sous le titre Passages.

Je vous souhaite une excellente écoute pour réchauffer ce froid dimanche de février.


samedi 20 février 2016

Je finis un truc

...et j'arrive !


Ben Mazué - Les gens qui doutent

Le très beau texte de cette chanson est dû à la très grande Anne Sylvestre. Douter de tout est un principe philosophique. Il suffit de ne pas tomber dans la suspicion et la croyance au complot... Pour cela commencer par douter de soi, qui autorise à douter des autres !


dimanche 14 février 2016

Guetteurs


La mort rôde

Pour G.



La mort rôde. Ce n’est pas moi qu’elle cherche, mais elle est là. Je ne la crains pas. Elle est déjà venue il y a quelques années. Je l’ai narguée, de toute la force de mon ironie. Elle s’en est allée. Je ne l’intéressais pas. Elle m’a seulement laissé la trace de son ongle sur la poitrine, comme autrefois on marquait les portes des maisons dont il fallait exterminer ou non les habitants. Mais elle n’est pas là pour moi. Elle est passée fauchant cet homme que j’avais croisé une fois, un homme aux yeux bleus, comme ceux de mon père.

Wojciech Góreck – Le cimetière des Mennonites
Il y a longtemps qu’elle a fauché mon père. Le dernier jour avant qu’il ne parte, je suis resté plus tard dans la chambre. De sa main droite, il esquissait quelques gestes. Je ne sais s’il voyait des mouches qui n’y étaient pas ou s’il s'efforçait une dernière fois d’écrire. Sans doute d’écrire son nom, ce qu’il aimait faire de sa belle écriture, avec un M majuscule plein d’une incroyable rondeur, alors que rien chez lui ne concordait avec les courbes. Le M de moi, sans doute, pour exprimer à quel point il s’appréciait. Mais là, c’étaient les derniers gestes, saccadés, non contrôlés, ceux d’un vieillard arrivé au bout de sa course, fatigué, usé, rattrapé par des souvenirs de sa jeunesse  qui me reste à jamais inconnue, incommunicable.
Je lui pris l’autre, la gauche, qui était froide, décharnée, recouverte d’une peau fragile, cireuse, translucide, où se pouvaient voir les nervures mauves de fines veines qui irriguaient encore la mécanique de cette main qui avait été si forte, si puissante sur des doigts élégants aux ongles toujours propres et taillés en amande.

Je lui dis qu’il était temps de lâcher : son corps avait assez bataillé.

Déjà ses yeux étaient partis loin, sans doute vers cette jeunesse où il courait les bois et les landes, fasciné par les légendes nées de ces amas de rochers granitiques, de sources perdues au fond d’une combe, à la recherche du dernier loup qu’on avait entraperçu dans le lointain d’une crête de montagne.
Le lendemain, la faucheuse était passée, et mon père parti définitivement, courant après les loups, s’arrêtant seulement pour cueillir les champignons dont la présence seule suffisait à prouver les mystères de ce pays sauvage.

J’ai appris que l’homme aux yeux bleus que j’avais croisé avait eu un bel hommage au cimetière : ses enfants, ses petits-enfants lui ont témoigné le respect qu’ils lui devaient, peut-être de l’admiration, mais, à tout le moins, la reconnaissance du mérite d’avoir mené sa vie avec droiture, assurant le rôle d’un mari et d’un père soucieux du bien-être de sa famille.

Peut-être eussé-je dû également dire devant le cercueil de mon père, au cimetière ce qu’il convenait. Je n’avais rien à dire, rien. Je n’avais que le souci du déroulement a minima de l’enterrement : accompagner ma mère en fauteuil roulant, vérifier que tous les documents nécessaires avaient été remplis. Je n’avais rien à dire. N. était absente, dans l’incapacité de se déplacer. Quelques anciennes connaissances, amies de la famille, étaient venues ; serrements de main, condoléances, remerciements. Quoi d’autre ? Une amie de ma mère était venue apporter de l’eau bénite. Déjà les prêtres catholiques n’assuraient plus le minimum des sacrements. Je m’en foutais. Je fis signe aux hommes des pompes funèbres de laisser glisser le cercueil dans la fosse de la tombe. Il convenait que je prisse de la terre pour jeter sur le cercueil. C’était une terre argileuse, compacte, déjà mélangée de décennies d’ossements décomposés, de restes de mâchefer et de déchets venus de je ne sais où. Je pris une poignée de terre de la main droite. Ce fut la dernière relation que j’eus avec lui. N’avoir rien à pouvoir dire fut dans la continuité du silence qui s’était installé entre nous depuis toujours.
Il me reste l’image de son visage fermé, de ses lèvres minces, de ses yeux bleus-gris qui ne témoignèrent jamais aucune chaleur, aucune amitié, aucune écoute.

Un souvenir remonte : je dois avoir neuf ans. J’ai arrêté quelques jours l’école, et je suis au cours moyen, deuxième année. L’école m’ennuie, profondément. L’instituteur est triste, crie souvent, ne laisse passer aucune sympathie auprès des élèves. Je m’évade en cours, n’écoute pas. Je pense aux papillons et au soleil de l’été. Je cours dans les ruisseaux, seul, découvre la générosité des plantes, des rochers, des lichens. Les oiseaux s’en donnent à cœur joie dans le ciel. Les rapaces tournoient et forment un ballet majestueux. Le monde m’accueille comme l’un de ses éléments. Je suis le frère des arbres dont l’écorce est ma propre peau. Je toise les lézards qui me regardent avec curiosité. Je dispute mon chemin aux fougères qui me laissent passer. J’écoute craquer sous le soleil les cosses des genêts qui sont plus hauts que moi.

L’instituteur élève la voix, me demande de répéter de qu’il vient de dire. Je ne sais pas et je m’en fous, à vrai dire. Mais je suis pris en défaut, et rougis de me voir soumis ainsi à cette situation. Je ne réponds pas et baisse la tête. L’instituteur reprend sa leçon. Je montre ostensiblement que je l’écoute, docile.
Je ne sais plus pourquoi j’ai arrêté l’école. Une maladie occasionnelle, sans doute. Mais je vais mieux, et ma mère pense que je peux reprendre. Mais j’exprime mon refus : je ne veux plus aller à l’école. Le lendemain, je me lève, m’habille, mais je m’obstine. Ma mère a préparé mon cartable. Elle veut me mettre mon manteau. Je refuse. Mon père n’est pas encore parti au bureau. Il décide de venir avec moi à l’école. Il m’attrape par les cheveux, et, tout en tenant mon cartable, me soulève de terre de sa grosse poigne. Je hurle de douleur, mais ne pleure pas. Contraint par la force, je marche maintenant vers l’école avec mon père. Il a lâché enfin mes cheveux. Je sais que je n’ai aucune capacité à décider autre chose que ce que d’autres ont décidé pour moi. Je conserve la douleur au cuir chevelu pendant une bonne semaine.

La tombe s’est refermée, puis s’est ouverte à nouveau pour N. que la faucheuse est venue chercher. Le même rituel silencieux s’est accompli. La mort rôde encore.



vendredi 12 février 2016

Padak

Comment dire ? 
Il y a des limites à ne pas dépasser, des «murs du son» comme me l'avait gentiment fait remarquer un blogueur avec qui j'avais pu croire partager quelques affinités. Là c'est un peu trop, dans l'apologie du Paris-Dakar, où des décérébrés (avant l'accident, évidemment) se comportent comme on leur a appris, de manière coloniale, font état de leur plaisir à franchir les dunes, à s'éclater avec de belles machines (j'ai moi-même une moto, mais l'utilise de manière citoyenne), sans se soucier du mépris que constitue l'appropriation de ce territoire considéré comme s'il n'était habité par personne. Je ne vais pas faire l'argumentaire : c'est un billet de mauvaise humeur, mais qui met un point final à toute référence à son blog : je l'enlève de la liste de mes blogs amis (lui l'avait fait il y a déjà un certain temps). Je le laisse donc dans sa révérence éprouvée auprès du «Président Hollande» qui semble le satisfaire pleinement dans ses choix politiques : ce n'est pas mon cas.


Juste un rappel : des femmes, des enfants ont été tués de la manière la plus conne par des abrutis avec une moto comme arme, peut-être non intentionnelle, mais le risque connu, accepté, reste intolérable. 
On peut aimer la moto d'une autre manière. Huit minutes de bonheur pur ? On peut choisir de ne pas grandir. En ce qui me concerne, si la moto est un plaisir, ce n'est pas là que je mets mon bonheur.
Petit rappel : quelques larmes versées par ce blogueur devant la photographie du petit Aylan. J'espère qu'il a au moins versé autant de larmes sur la liste des enfants tués dans l'histoire du Paris-Dakar.
C'est là : clic

La tête dans les étoiles

Les talents de Christophe Galfard
 
Je l'ai souvent dit, les voix de certains garçons me chatouillent l'oreille au plus haut point. C'est très difficile à définir : un timbre, la conformation des mots dans la bouche, une rondeur de l'inflexion, une façon de s'exprimer comme si nous nous trouvions dans une proximité, presque une intimité... Il faudrait que j'établisse un catalogue de mes garçons aux belles voix.
Quand, en plus, la voix exprime des propos d'une hauteur de vue, d'une intelligence et d'une infinie patience à parler à des profanes, une capacité à faire entrer dans nos oreilles et notre esprit quelques éléments d'un savoir d'une infinie complexité, il y a de quoi rester béat, bouche bée, lorsque les savants qu'on voyait autrefois vieux avec des barbes blanches sont aujourd'hui de beaux garçons qui ont tous les talents, peut-être tous...



dimanche 7 février 2016

Première instance


Un souvenir m’assaille. J’ai dix-sept ans, bientôt dix-huit. Je vais prochainement entrer à la fac. La rentrée est ainsi pour la première fois plus tardive, et je laisse l’été se prolonger. Je ne vois pas que le mois de septembre s’est fait déjà un peu moins confortable, avec quelques accès du mistral qui apporte du froid. Je reste encore chemise ouverte, d’un tissu léger pour continuer à apprécier ce sentiment de liberté de ma peau presque nue. Ce soir-là, je prends l’apéritif chez des amis, insouciant. 
Dominique Bagouet (1951-1992)

Un pastis me tente, peut-être trop dosé. Je ne regarde pas le temps qui passe mais rentre pour l’heure du repas au domicile familial. L’ambiance n’est plus au beau fixe depuis longtemps. Le repas avalé, je vais dans ma chambre, écoute la radio, un peu de musique, ouvre un livre de poésie. Je ressens de la fatigue. Je me couche, harassé.

Dans la nuit, j’ai des accès de chaleur et de froid. Je ressens une douleur dans les reins. Je comprends que j’ai pris mal et l’apéritif bu la veille reste pour mon corps non encore aguerri aux alcools une épreuve que je n’ai pas passée.


Le lendemain matin je ne peux me lever.

Il suffit d’attendre, avec un peu de diète, de remettre ce corps en fonctionnement normal. Je ne prends rien de la journée, qu’un peu de thé. Je reste incapable de me tenir debout, les jambes coupées, le ventre noué. La journée passée dans la chambre est sans plaisir, à la limite de l’étouffement. Je n’ai pas seulement la force de me lever pour allumer la radio, distraire mes pensées avec un programme littéraire que j’apprécie en général. Et l’étouffement se ressent de plus en plus fort ; j’ai impérativement besoin de respirer, de changer l’air qui m’entre dans le corps. 

Ma mère passe me voir en cette fin d’après-midi. Elle me demande si je n’ai besoin de rien. Je lui réponds que je ne peux respirer et lui demande de bien vouloir entrouvrir la fenêtre, de me donner quelques instants l’air de la rue qui se fait calme à ce moment de la journée. Elle me répond qu’il n’en est pas question, que j’ai déjà pris froid et qu’il ne s’agit pas que j’aggrave mon état à quelques jours de mon entrée en faculté. Je n’ai pas la force de me mettre en colère. Je la laisse repartir et fermer la porte de la chambre. Avec difficulté, je me lève alors, me traînant, incapable de faire agir mon corps comme je le ferais en temps normal. M’appuyant sur le rebord du lit, je m’avance vers la fenêtre ; je prends appui sur le bras du lourd fauteuil et atteins la poignée de l’espagnolette que je tourne en forçant. Je tire le battant de la fenêtre, prends une goulée d’air qui me semble d’une pureté et d’une fraîcheur jamais goûtées, et me laisse choir dans le fauteuil, haletant, respirant enfin.


 Je n’ai pas besoin de serrer au col l’une de ces pauvres bêtes que mon père tue parfois, pensant avoir délivré la nature de l’un de ses maux.

Mon esprit est plus fort que le sien. Je ferai de mes fragilités ma plus grande force.



Louise Bourgeois - Maman (Ottawa) - 1999
Là, elle est dans son lit, terrassée par l’âge, encore lucide sur son proche environnement. Lui est parti il y a longtemps déjà, me semble-t-il, avec les fragments de ses propres chimères, avec les images d’un pays disparu qu’il était enfin prêt à rejoindre.



Elle a essayé de me téléphoner, mais le téléphone était en dérangement. Elle a entendu une voix de femme lui disant que le numéro qu’elle avait composé n’était pas attribué. Elle a protesté, car elle connaît par cœur le numéro, et sait encore composer les chiffres corrects sur le cadran à touches. Elle a demandé à la voix féminine de lui passer son chef de service. La femme n’a pas répondu. Elle n’a pas compris que les robots, même à voix féminine, ont aujourd’hui envahi notre univers, et que personne ne peut lui répondre si je ne le fais pas moi-même. J’essaie de lui expliquer ce qu’il est advenu de notre monde qui n’a aujourd’hui plus aucun intérêt pour elle. Elle n’en contrôle plus rien. Tout au plus peut-elle maintenant, de son lit, manifester sa désapprobation des incapacités qui lui sont advenues et qui l’obligent à subir de finir sa vie ainsi, sans plaisir, sans aucun goût qui aurait pu lui demeurer d’avoir encore un corps.

 Je lui téléphone tous les soirs depuis que N. est partie, abandonnant son corps à elle près du petit pont.
Elle me demande si la route a été bonne, si j’ai mangé. Je lui réponds, de la même manière, que tout va pour le mieux.

Je ne sais pas pourquoi je lui réponds. Sans doute par un effet de ce que je crois être encore un peu de compassion. Je sais seulement que le choix de ne pas partir à son tour est de continuer à exercer le contrôle policier qui a toujours été sa raison d’être.


Mais elle partira, un jour ou l’autre. Comme moi. J’espère seulement que je partirai après.
Peut-être alors aurai-je une idée de l’errance. Pure.

vendredi 5 février 2016

La vieille dame pas très digne



De passage à Paris toujours. Je reviens d’un rendez-vous important que je n’aurais jamais imaginé avoir il y a encore quelque temps, avec un érudit de grand renom. Je reste sous le charme de sa gentillesse, de son art de recevoir — café, macarons, parmigiano à point d’un goût sans pareil — et il m’a apporté une information qui me taraudait l’esprit depuis plusieurs années. Je suis sur une enquête quasiment policière. Et comme dans toute enquête, je me dois de conserver la plus grande discrétion à ce sujet. Je n’en dirai donc pas davantage. J’ai eu de la chance de le trouver, car il repart prochainement à Venise pour continuer son travail.

Sortant de chez lui je suis à peu près euphorique dans ce Paris dont le ciel de plomb doit finir par taper sur le moral au bout de quelques jours sans avoir seulement aperçu le soleil. J’évite de prendre le métro, et j’aime marcher, arpenter les rues. Je me dis parfois que si l’on connaissait vraiment les vertus de la marche à pied, sans doute notre monde connaîtrait-il de meilleurs moments. Je sais que je partage avec quelques écrivains, diaristes, poètes inconnus, le plaisir de marcher avec le nez dans les étoiles. Je pense notamment à Théodore Monod, Nicolas Bouvier, Jacques Lacarrière et tant d’autres dont l’ouverture au monde fut un bonheur d’écriture. Et même dans Paris, surtout dans Paris, ville que j’aime et déteste à la fois, se trouve toujours une occasion de faire surgir quelques moments de poésie, non venue du néant, mais émergeant d’une histoire sans fin. Chaque porche de maison, chaque fenêtre sont pourvoyeurs d’histoires dont il suffit d’écouter patiemment, portés par les courants d’air de la ville, les mots effilochés qu’il suffit de capturer.



Tout à ma rêverie, j’ai fini par rejoindre M. qui m’attend devant chez Gibert & Joseph. Nous passons quelques instants dans la librairie dont j’apprécie la débauche d’ouvrages les plus divers. Pour autant, ce n’est pas ma librairie préférée, qui reste Sauramps à Montpellier, où j’ai passé des heures à lire des extraits de livres que je ne pouvais pas acheter. La crise de la pensée se constate également dans les librairies où les rayons sont parfois construits curieusement, marquent parfois le désintérêt pour les sciences humaines, l’abandon des classiques de la littérature au profit des blockbusters signés par des hommes politiques qui éditent plus vite que leur ombre. On connaît la méthode : il suffit d’avoir un enregistreur (un téléphone portable peut faire l’affaire), on enregistre quelques idées, quelques souvenirs notés au hasard de la journée, on donne tout cela à un nègre et une secrétaire qui transcrivent l’oralité des notes. Une mise en forme, un vague plan, un choix de police de taille à générer la centaine de pages qui feront que ça ressemble à un livre. Ça suffit. La seule notoriété fait acheter le produit. Je songe toujours à ces plaquettes de poésie qui traînent sur les étals sans jamais émouvoir qui que ce soit, ou très rarement. Sans doute est-ce le jeu normal de l’écriture, tombée dans une vulgarité sans retour.

Nous sortons de chez Gibert et sommes tous deux affamés : à côté se trouve un Monop’ face au musée de Cluny, où l’on peut manger : de petites barquettes de plastique transparent feront l’entrée, le plat et le dessert. Ce n’est pas bon, mais on est déjà presque en fin d’après-midi, et les estomacs  gargouillent de faim. Nous nous asseyons. À la table d’à côté se trouve un jeune Japonais qui est affairé avec son téléphone portable. Il consulte ses messages, appelle et converse en japonais. Puis la conversation s’arrête et il reprend son activité de consultation sur son téléphone.

Soudain, une vieille dame surgit, et ayant, elle également, acheté l’une de ces barquettes, la pose devant le jeune Japonais qui reste interloqué, la regarde et ne comprend pas ce qui se passe. « Ça suffit, dit-elle, ça fait un moment que vous êtes là, il faut me laisser la place maintenant ! » Le jeune homme la regarde et manifeste qu’il ne comprend pas, la regarde, me regarde, paraît paniqué. « Allez, dégagez, je vous dis, je veux m’asseoir là ! » Nous sommes nous-mêmes interloqués M. et moi, et je décide d’intervenir : « Mais que voulez-vous faire, madame, il y a d’autres places ailleurs, pourquoi importunez-vous ce monsieur ?  — De quoi vous mêlez-vous, ça ne vous regarde pas ! » me répond-elle. « Mais si, madame, ça me regarde, vous voyez que ce garçon ne comprend pas ce que vous dites, et vous n’avez pas de raison de l’agresser ! — Foutez-moi la paix, me répond-elle, je veux m’asseoir là, ça fait deux heures qu’il est assis à la même place, et je veux m’asseoir aussi ! — Vous avez le choix avec d’autres places, votre attitude est désobligeante, discourtoise envers ce jeune homme ! »

Finalement, devant ma détermination à le défendre, la vieille dame finit par céder, non sans manifester sa colère : « De quoi vous vous mêlez, sale con, ce n’est pas vos affaires ! Sale con ! — Venant de vous, Madame, c’est un plaisir d’être insulté ! » Les quelques tables qui écoutaient, éberluées par les cris de la vieille dame, éclatent de rire. Elle finit par s’asseoir et manger son repas. Le jeune Japonais décide de partir. Je lui dit de ne pas s’inquiéter que la vieille dame n’a plus toute sa raison. « She’s mad. » Le jeune Japonais, sans sourire, me remercie à plusieurs reprises en français de mon intervention, puis se lève et repart. La vieille dame regarde ailleurs. Son esprit trouble vagabonde dans d’autres nuages du quartier latin. Drôle d’après-midi.

Un petit restau en bord de Seine



De passage à Paris. Ce soir, je mange dans un restaurant près de la Seine. Il n’a pas de cachet particulier, ressemble à ces petits restaurants qu’on trouvait en plus grand nombre autrefois avec un côté un peu suranné, presque une impression de cantine, de ces restaurants familiaux où des employés effacés, parfois célibataires, viennent tous les midis se pauser loin d’un travail administratif sans intérêt, parfois rêver d’une saison plus clémente loin du gris Paris. Mais là c’est le soir, et je n’ai pas l’intention d’y rester au-delà d’un repas pris rapidement. Mon hôtel n’est pas loin, et ma nuit sera solitaire. J’en apprécierai le repos d’une journée un peu trépidante.


Je remarque une table en particulier, où trois hommes se sont installés. Au départ ils étaient deux, un garçon d’une vingtaine d’années et un homme mûr aux cheveux gris. Ils parlent avec animation, et des sourires s’échangent. Je n’imagine pas un instant qu’ils peuvent avoir un lien de parenté ; l’homme plus âgé est peut-être un oncle. Rien dans leur manière de s’habiller ne me donne d’indice de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont. J’ai un peu de mal à percevoir leur conversation : la salle est un peu bruyante, et je mange distraitement un repas qui n’a rien de remarquable. 

Un troisième convive arrive, et rejoint le jeune garçon et l’homme plus âgé. Lui non plus n’a rien de remarquable. Il salue les deux premiers, les embrasse. Je devine ainsi une complicité qui les relie. Le nouvel arrivé quitte son manteau, l’installe sur le sommet de la banquette et s’assoit. Il est en veston-chemise, et je note qu’une cravate complèterait l’ensemble mieux qu’un col déboutonné. Il porte des lunettes et semble avoir une cinquantaine d’années qui grisonnent sur un visage fatigué. De toute apparence ils semblent heureux de se revoir. Ils regardent la carte, hésitent. L’homme plus âgé semble conseiller un plat. Il paraît très à l’aise, faisant face au jeune homme et au dernier arrivé. Une table sans doute très banale, dans un restaurant très banal d’un Paris sans intérêt, comme d’habitude.

Et pourtant je reste intéressé  par eux qui me semblent si dissemblables : l’âge, le charme. J’ai cru entendre parler de Rome et de l’Italie, ce qui a éveillé mon attention. Évidemment c’est le jeune homme que je regarde, dont le visage me paraît harmonieux. De là où je suis placé, j’ai la chance de pouvoir les observer sans que mon regard ne puisse être assimilé à du voyeurisme. En sociologue, je regarde, essaie de disséquer, tente des interprétations. Difficile de deviner les professions à partir de leur seul aspect. Leur façon de se vêtir n’en dit pas davantage : classe moyenne supérieure sans doute, et le choix du restaurant tendrait à conforter cette supposition. La carte est relativement ordinaire, le décor fait penser à ces pensions de famille d’autrefois. Je laisse aller mon imagination mais n’ai pas beaucoup d’indices.

Pendant que je gamberge à essayer de situer les trois personnages dans un milieu social et culturel improbable, je perçois que la conversation dévie vers une diversion : l’homme plus âgé interpelle le serveur qui arrive aussitôt à la table. Le dos du serveur s’interpose entre mon regard et les trois hommes. Apparemment il s’agit d’un problème de carte. L’homme plus âgé paraît mécontent de ce qu’il a mangé. La discussion s’engage et je perçois les mots de « blanquette de veau ». Le serveur semble s’excuser, et, après avoir tenté d’expliquer la raison du problème, repart. J’ai entendu qu’il parlait de son frère, de sa mère, d’une difficulté en cuisine. On se croirait dans l’un de ces réalité-shows où un cuisinier très connu vient expliquer à l’équipe qui ne les comprend pas les problèmes élémentaires à éviter dans un restaurant. Peu importe, en fait. La discussion des trois hommes reprend, apparemment sans grande motivation à la fin du repas. L’homme plus âgé est parti dans des blagues un peu salaces, et je devine enfin que les trois hommes sont des « garçons sensibles », comme je les aime. Je voudrais pouvoir leur lancer un regard de complicité. La situation ne s’y prête pas. Et un incident vient troubler le calme d’une discussion qui paraissait un peu s’endormir : le jeune homme depuis quelques minutes quitte l’attention de la conversation, monopolisée par l’homme plus âgé. Comme tous les jeunes, il tapote sur le clavier de son téléphone mobile. L’homme âgé le regarde et l’interpelle, lui dit que cela ne se fait pas, que c’est désobligeant pour ses amis de quitter le centre de la conversation pour adresser un message à un autre personnage par l’intermédiaire du téléphone. Le jeune homme se défend, et explique qu’il estime avoir le droit de le faire. Le ton de l’homme plus âgé se fait plus ferme, autoritaire. L’homme au veston intervient, essaie de défendre le jeune homme et invoque la raison selon laquelle la conversation devient ennuyeuse, et que, de ce fait, le jeune homme a tout à fait le droit de s’en extraire comme il l’entend. Mais l’homme plus âgé hausse le ton, invoque le manque de respect. Le jeune homme rétorque que c’est l’homme plus âgé qui ne le respecte pas, que le fait de répondre à son ami ne constitue pas de l’irrespect, mais qu’il a envie de lui témoigner son attention. Ire de l’homme plus âgé. Je crois entendre chez le jeune homme, irrité à son tour : « Mais je t’emmerde ! ».
Je bois du petit lait de cette conversation un peu surréaliste, où trois hommes sont réunis pour une soirée de communication apparemment ratée dans laquelle le jeune homme signifie son désintérêt pour ce qui s’y passe. Et, en effet, il est un peu étrange de voir ce garçon à l’allure plutôt avenante côtoyer ces deux autres hommes qui sont déjà dans un autre âge de la vie. Quel est le lien qui les réunit ? Admiration partagée ? Amitié, mais fondée sur quoi ? Je retiens surtout l’attitude de l’homme plus âgé, qui par sa position dans l’espace de la table, se plaît à jouer les Monsieur Loyal, est en demande d’attention, et devient redoutable si cette attention manque à sa requête. Attitude narcissique, sans doute, et très classique dans le milieu gay. Ma tendance à jouer au psy de service m’incite à croire qu’une mère est passée par là en laissant quelques dégâts dans les personnalités de beaucoup de garçons : « C’est toi le plus beau, mon fils. » Hélas, souvent les garçons croient leurs mamans ! J’en parlerai un jour, de ces Médée qui évacuent le père pour pouvoir jouir seules de la relation de la mère au fils… Nous sommes bien toujours dans cette même civilisation du chaos !

Le serveur est venu apporter aux trois hommes une eau de vie de prune, qu’ils dégustent lentement. J’interpelle le serveur à mon tour pour lui demander de cette même eau de vie. Je tente de jeter un œil vers les trois hommes, mais personne ne me regarde, trop occupés qu’ils sont à comprendre comment la conversation a pu tourner au vinaigre. Le jeune garçon laisse son eau de vie qu’il trouve trop forte. Je  l’interprète comme une manière de se démarquer et d’indiquer son refus de continuer à  participer à cette relation qui semble pour le moins superficielle, et dans laquelle il s’interroge sur la raison pour laquelle il est là ce soir alors qu’il apprécierait davantage de jouir de la présence de son ami.

Je me lève enfin de mon siège. Il est un peu tard, et j’ai des rendez-vous loin de Paris demain matin. Le trio quitte un peu après moi le restaurant, et je vois les trois hommes se diriger vers la place de Grève. Le jeune homme quitte ses compagnons rapidement et je devine que cette soirée fut pour lui un moment peu agréable. Fréquenter des personnes âgées réfugiées dans l’attitude d’une morale de pacotille n’est pas une perspective très engageante. Et je m’interroge encore sur ces ruptures de générations dans lesquelles les pères sont incapables d’être à l’écoute de leurs fils : et les fils n’ont aucune envie de ressembler, ni physiquement, ni moralement à eux qui ont, à leur manière, contribué à laisser ce monde en cet état. Drôle de soirée !

mercredi 3 février 2016

L'os de Dionysos

Christian Laborde, au joli nom du Sud-Ouest écrivit L'os de Dionysos en 1987. Le livre fut censuré et il y eut même un procès avec des arrêts de jugements qui comportaient les raisons suivantes :
« … trouble illicite, incitation au désordre et à la moquerie, pornographie et danger pour la jeunesse en pleine formation physique et morale »
(Jugement du 12 mars 1987 du Tribunal de grande instance de Tarbes) et
« blasphème, lubricité, provocation, paganisme, […] et contenu incompatible avec le projet éducatif d'une école vouée au rayonnement de la parole du Christ »
(arrêt du 30 avril 1987 de la cour d’appel de Pau).
 
La France était déjà alors le pays de la liberté d'expression !
Voici l'archive de l'INA dans laquelle Thierry Ardisson interviouve Christian Laborde :



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