Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mardi 22 mars 2016

Dernières instances - 1



Je ne l’appelle plus. Elle a cessé de répondre. L’appareil sonne, sans doute, sans qu’elle l’entende. Peu à peu, elle s’est refermée dans sa tête. Repliée comme l’on replie un appareil dont on n’a plus besoin, un ordinateur portable dont l’écran a été éteint par une mise en veille ; faute peut-être d’avoir appuyé sur une touche du clavier. La mise en veille est approfondie. La sortir de son sommeil est une aventure qui l’affole : elle se demande où elle est, a perdu le sens de la durée, du temps précis où elle s’est endormie. Elle s’est parée du masque de cire, déjà celui, mortuaire, que l’on saisissait autrefois dans le plâtre faute d’en prendre un instantané photographique.
Elle demande quelle est cette comédie. Faut-il lui répondre, alors que l’auteur n’est pas présent, se défausse une fois de plus ? Contre qui se bat-elle ? N’a-t-elle pas considéré une fois pour toutes que le monde lui était hostile par nature ? Elle ne se débat plus, ne témoigne plus du refus de la souffrance, enfin sublimée. Ainsi font les suppliciés lorsque le seuil de la douleur les amène à ne plus rien ressentir de ce corps que les bourreaux achèvent de démembrer et qui n’est désormais plus rien de ce que le supplicié a jamais été. Il n’est plus de murmure : déjà la descente aux enfers se prépare dans son antichambre d’obscurité. La bouche ne prononce plus que quelques mots perceptibles à peine, n’accepte plus rien de solide, et quelques gouttes encore. Elle ne rejette plus rien. Elle est ce corps de cire aux doigts de bois encore à peine articulés. Les cheveux que je n’avais pas coupés sont une toile tissée qu’une araignée a laissée, protection de soie que je n’ose déplacer. La masse de son corps ne bouge plus, comme l’empreinte définitive d’un gisant de coton.
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Vincent Van Gogh - Cour intérieure de l'Hôpital d'Arles - 1889

Doucement le flacon s’épuise par le tube transparent, puis par l’aiguille qui reste sous la peau. Il n’y a plus qu’une lente respiration à peine perceptible qui soulève le drap. Il y en a pour peu de temps.

La mort difficile, dit Crevel. Comment partir sans laisser derrière soi à ceux qui restent le sentiment d’être coupable de tout ce qui peut advenir ? la douleur physique, supposée intentionnelle, de ceux qui vous touchent, vous manipulent, la douleur morale provenue de la calme indifférence de ceux qui ne sont pas présents quotidiennement pour assister au spectacle du départ sont autant de moyens utilisés pour sublimer cette mort inscrite à tout jamais comme l’ultime frustration de tout ce qui n’a pas été gagné par la conviction laissée autour de soi. N. est partie dans l’abandon de son corps comme dernier recours de sa vie considérée par elle comme un échec. Désaveu de son intelligence à comprendre la vie et en mesurer les termes. Désaveu de ses sens abandonnés au passé comme une esthétique morte, ne laissant plus au présent que la puanteur des excréments de chats, l’avilissement sous l’accumulation des déchets, et, en dernière instance, l’offrande de son corps aux passants de l’automne comme ultime débris de ce qui demeurait encore, avec ce peu de vie organique.
Il faut faire payer aux plus proches très cher sa propre mort.

La mort comme un fruit, dit Rilke. Y aurait-il cette manière bourgeoise d’en finir enfin comme l’achèvement satisfait de ce qui aurait été un commencement, une détermination aimable de la vie faite de la satisfaction d’un devoir accompli, d’un amour de ses père et mère, de ses enfants, de ses amants qui laisse enfin sur la langue le goût du plaisir et d’une saison réussie ? Existe-t-il autre chose que l’avilissement du corps quand il ne serait qu’un léger grisonnement des tempes, une douce flétrissure de la peau sous l’accumulation des rides, le rétrécissement de la pupille d’un regard qui fut bleu et n’est pas encore vitreux ? Ce luxe bourgeois ne tient pas deux secondes. Les saisons ne sont jamais que des hivers douloureux sous l’onglée des doigts fatigués et des peaux craquelées, des cœurs explosés et vidés d’un seul coup en une mare de sang. La mort comme un fruit : c’est sans doute accorder des vertus que mon sens aigu du réel ne sait extrapoler au-delà de son aspect purement physique.
Elle est là, dans son lit, réduite à ce délabrement de chair et d’os. « Et nous les os devenons cendre et poudre » avait écrit Villon, bien avant, comme pour répondre à Rilke de manière prémonitoire.

*     *     *

Je saisis sa main que je revois, forte et ferme, précise. Je la revois écrire, ce qui me fascinait alors : d’un stylographe à bille sur un bloc de papier ministre jaillissait une écriture sans hésitation, apportant au papier ce pour quoi il était désigné. Il en restait une calligraphie étonnante, magique, et lorsque, plus tardivement, je lus la « leçon d’écriture » que décrit Claude Lévi-Strauss chez les Nambikwara, j’eus l’impression de revivre ce que j’avais éprouvé enfant.
Ce n’est plus la même main que je tiens maintenant. Elle est décharnée, raidie entre mes doigts. L’annulaire de la main droite reste recroquevillé, et je n’ose le déplier de crainte de blesser ce doigt, qui n’est plus qu’un morceau de branche presque mort. Tout son bras ne répond presque plus depuis cet accident cérébro-vasculaire d’il y a longtemps maintenant. Je devrais n’avoir aucune pitié de ce corps, anamorphose de ce qu’elle fut lorsqu’elle œuvrait à l’étouffement, à refaire de nous les fœtus desséchés qu’elle aurait portés autour de la taille comme trophées de sa capacité à tuer.
Elle n’a tué que N. qui a trouvé ainsi le moyen de s’échapper de son enfer. Je revis des scènes analogues.
Je ne pouvais plus rien dire à N., désormais hors de toute communication sur son lit d’hôpital. Le sang avait envahi l’ensemble de son crâne, noyant le cerveau à la manière d’une méduse lançant ses milliers de dards à l’assaut de tous ses sens. Il ne restait alors que le toucher, et je n’avais plus qu’à essayer de tenir sa main, saisir ses doigts fins et frêles dont la peau était d’une grande douceur. A-t-elle senti quoi que ce soit que ce toucher tentait d’exprimer ? Je ne le saurai jamais. Elle est partie dans le sommeil de son corps au cours d’une nuit d’automne sans pitié.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"A-t-elle senti quoi que ce soit que ce toucher tentait d’exprimer ? "
Il faut en faire le pari, Céléos ; en tous cas, c'est ce que je choisis de faire...
Marie

Celeos a dit…

Merci Marie, c'est un pari que j'aimerais faire aussi.