Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

dimanche 24 avril 2016

Heures romaines

Quelques heures passées à Rome m'ont rappelé que l'Italie reste, malgré les mêmes craintes qu'en France des idées nauséabondes, un pays où l'on vit de manière plus sereine, et je crois que chacun sait, en Italie, parce que les traces du patrimoine en témoignent en tout lieu, qu'il y a cette obligation — je veux dire que les Italiens en sont les obligés —  à l'héritage esthétique, si lointain et si présent. Je veux croire que cette présence joue un rôle dans la manière dont les Romains, et les Italiens plus généralement, vivent leur culture dans les lieux où ils habitent, dans les lieux qui les habitent.

Celeos - Vicolo in Trastevere - 2016
Il m'a semblé que la mémoire de Pier Paolo, assassiné voici quarante ans, participe de cette obligation, et je crois qu’il demeure dans la mémoire des Italiens comme une figure tutélaire, comme une empreinte morale à une période où la crise généralisée touche le monde entier, et a fortiori l'Italie. Ses livres sont présents sur la plupart des rayons de librairie, qu'il s'agisse de la Feltrinelli ou des petites boutiques, des petits étals des marchés que l’on trouve à tout moment dans les rues de Rome. Si on oublie alors son orientation sexuelle — mais peut-on le faire, jusqu’aux consciences les plus bigotes ? —, il est devenu, à l’égal de Giordano Bruno, celui qui hante les cafés, les places, les quartiers de Rome jusqu’à Ostie.

Dominique Fernandez, dans Le piéton de Rome, n’a pas besoin de se rappeler les instants où il rencontra Pier Paolo : il était déjà présent à tout moment des pensées intellectuelles depuis la fin des années 1950 où il publia Le ceneri di Gramsci. Dominique Fernandez évoque dans son « portrait-souvenir » de Rome le quartier de l’EUR, construit à la périphérie sud pour l’Exposition universelle de 1942. C’est là que Pier Paolo s’était établi : « Je me suis souvent promené dans ce quartier, parce que Pier Paolo Pasolini (décidément témoin capital de Rome) y avait élu domicile, dans la rue Eufrate, derrière l’église à plan carré surmontée d’une coupole hémisphérique, et dédiée aux saints Pierre et Paul. » raconte Dominique Fernandez. C’est là dans un bel appartement que Pier Paolo vivait avec sa mère. Je laisse là la thèse de Dominique Fernandez qui reste persuadé que d’une certaine manière, Pier Paolo a cherché sa mort, venant tous les soirs draguer les garçons à Termini, la gare ferroviaire. Cela a-t-il encore une importance, quarante ans après ? Ce qui reste sûr est sa présence, incarnation du scandale et de la vérité, visage et miroir laïque de la contestation de la société italienne, de son consumérisme, dans ses difficultés à se mouvoir entre mondialisme, catholicisme, fascisme qui relève la tête d’autant plus facilement que les discours populistes restent ancrés solidement dans une image mythique de l’Italie, aussi mythique que les fantômes que l’on croit voir passer autour de la piazza del Popolo.


Celeos - Piazza del Popolo - 2016


Carlo Alberto Pasolini in Album Pasolini - 2005
Je feuillette l’Album Pasolini, qui a recueilli quelques textes et beaucoup de photographies de la famille Pasolini, et dont Graziella Chiarcossi a écrit l’introduction. Une des premières photographies m’interpelle : c’est celle de Carlo Alberto Pasolini, le père, en costume de bain sur une plage. La photographie n’est pas datée. Le bras droit replié derrière le dos, la main gauche tenant devant lui une cigarette allumée, il regarde de côté, évitant directement l’objectif du photographe. Son expression me rappelle ainsi celle d’Alain Delon jeune, visage fermé pour se donner des airs de « durs ». Il est né en 1892, et doit avoir une vingtaine d’années sur la photographie. Il paraît non inquiet, mais préoccupé. Derrière lui des enfants, les pieds dans l’eau, regardent le photographe. À la naissance de Pier Paolo, qui est l’aîné, il a trente ans. Là il est séduisant, tel qu’un de ces garçons qu’on aimerait draguer à la table d’un café. Il est même, sans doute, plus beau que ne le fut, jeune, Pier Paolo. Plus tard, en uniforme, les cheveux gominés, son visage s’est empâté, et son nez, légèrement épaté, comme celui de Pier Paolo, forme alors avec la bouche un ensemble dur, autoritaire. Il est devenu entretemps commandant d’un bataillon de protection du Duce, et sauve Mussolini lors de l’attentat qui a lieu le 26 octobre 1926 à Bologne. Le jeune anarchiste, Anteo Zamboni, auteur de l’attentat, un garçon de quinze ans, est maîtrisé par Carlo Alberto Pasolini lui-même. Le jeune garçon est lynché sur place par l’escorte fasciste et meurt le même jour.
Renato Guttuso - Fucilazione in campagna

La ressemblance ne va pas au-delà pour Pier Paolo. C’est même l’inverse qui s’opère : lui verra ses joues se creuser quand son père garde un visage épaissi, conforme à la carrière de convenance qu’il a choisie dans l’armée au service du fascisme après avoir servi pendant la Grande guerre.
En 1968, Pier Paolo répondait à une interview qui l’interrogeait sur son père :
« Per molto tempo, ho pensato che l’insieme delle mia vita erotica ed emozionale fosse il risultato del mio amore eccessivo, quasi mostruoso verso mia madre. [...] Di recente, scrivendo uno dei miei ultimi drammi in versi, Affabulazzione, che tratto del rapporto fra padre e figlio, mi sono accorto che, in fondo, gran parte della mia vita erotica ed emozionale non dipende da odio contra di lui, ma da amore per lui, un amore che mi portavo dentro fin da quando avevo circa un anno e mezzo, o forse due o tre, non so... »
« Longtemps j’ai pensé que toute ma vie érotique et émotionnelle fut la conséquence de mon amour excessif, presque monstrueux pour ma mère. […] Plus récemment, écrivant un de mes derniers drames en vers, Affabulation, qui traite de la relation entre le père et le fils, je me suis rendu compte que, au fond, une grande part de ma vie érotique et émotionnelle ne dépend pas de ma haine contre lui, mais de l’amour pour lui, un amour qui me ramène au moment où je devais avoir à peu près un an et demi, ou peut-être deux ou trois ans, je ne sais pas… »

Cette prise de conscience étonnante nourrie de l’aveu de cette relation surévaluée de la relation du père au fils n’est pas pour m’étonner de la part de Pier Paolo. Au contraire, c’est dans la relation de la mère au fils, souvent mise en avant, que s’effectue la dissimulation de cet amour, et que la surévaluation de la relation de la mère au fils et aux enfants en général donne l’illusion de ce déséquilibre funambulesque pendant lequel la vie entière se passe à rattraper un fil tendu à peine stable. Comment s’étonner que Médée ait été tourné à ce moment-là, en 1969, pour permettre à Pier Paolo d’exprimer à quel point le monde méditerranéen est le théâtre de cet ensemble tragique ? 

Peu d’années auparavant — le film est sorti en 1967 — Pier Paolo tourne Œdipe roi. J’en ai parlé dans ces mêmes pages, il y a un an. Bien évidemment, c’est le même sujet, traité différemment, dont il parle. La séquence où il raconte la naissance d’Œdipe reste l’éclairage même, me semble-t-il de sa vie[1].
C’est peut-être parce que l’Italie, et singulièrement Rome, sont le lieu et l’espace de cette emphase qu’il me semble impossible de ne pas revenir sans fin sur ces routes parcourues inlassablement à la recherche des enfants morts de Jason et de Médée. Je les crois enfants communs de la Grèce et de l’Italie.




[1] Je reste étonné que le billet que j’avais écrit sur Œdipe roi dans la série de billets sur « La marche d’Œdipe » reste l’un des plus consultés de ce blog. Je ne sais pas si les lecteurs y cherchent une réponse à la question œdipienne ou s’intéressent au film de Pier Paolo. Peu importe.

2 commentaires:

Silvano a dit…

Billet très intéressant. Vos photos de Rome sont très belles. Je les mets dans ma collec'.

Celeos a dit…

Merci Silvano, je sais que vous en ferez bon usage !