Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 15 avril 2016

Une lettre de Jean Genet


Jean Genet est mort il y a tout juste trente ans, à Paris, dans un petit hôtel, Jack's Hôtel, achevant une vie extraordinaire de solitude, de vagabondage, vouée à l'écriture dans le refus de toute compromission avec le monde, « votre monde ». Ainsi disait-il. De nombreux essais d'auteurs fascinés par cette œuvre, cette vie vouée à dénoncer la domination, qui est l'une des saloperies de la nature humaine, ont paru, essayant de décortiquer ce qu'il nous a laissé. Régulièrement, de nouveaux auteurs, jeunes souvent, redécouvrent à quel point on peut ciseler l'écriture pour en faire un instrument imparable pour dénoncer ce que la société française a fait aux enfants, aux nègres. Jean Genet s'était réfugié dans un ailleurs inaccessible, et ceux qui l'ont connu le décrivent comme un homme intransigeant, sans doute aussi dur avec lui-même (c'est, par exemple, le beau livre de Lydie Dattas, La chaste vie de Jean Genet), ou le témoignage relaté par Tahar Ben Jelloun (Jean Genet, menteur sublime).
Son œuvre est dense, variée, souvent désespérée. J'ai souvent évoqué ses vers dans ce blog, en essayant de donner de son écriture les fulgurances d'amour qu'il eut pour divers garçons. J'ai dans mes brouillons un billet inachevé sur Abdallah, son Funambule, qu'il aima, et qui se suicida après une chute de son fil, laissant Jean Genet désespéré.

En ce jour où l'on se rappelle sa disparition, il y a trente ans, je ne veux pas m'étendre davantage sur son œuvre. J'ai la chance de disposer de la copie d'un courrier que m'a prêté un ami et qui m'a autorisé à le reproduire dans ce blog. Il n'a pas souhaité qu'apparaisse son nom, mais je lui suis très reconnaissant qu'il m'ait ainsi accordé cette confiance. C'est cet ami qui m'a fait connaître l’œuvre de Jean Genet, et nous avons souvent discuté de l'homme, de sa personnalité, de son écriture, de son théâtre. Il ne m'a pas précisé les circonstances qui ont permis l'échange épistolaire entre Genet et lui ; il m'a précisé qu'il avait alors vingt et un ans, et courrait le monde en poésie, comme j'ai essayé de le faire moi-même un peu plus tard. Ce courrier donne toutefois un aspect de l'homme Genet, ouvert sur le monde, et comme tout poète, plus attaché à courir avec le vent qu'à s'attarder en nos terres incertaines. Jean Genet restera sans doute l'un des poètes les plus difficiles à cerner, reconstruisant le réel à partir des éléments les plus sordides de notre monde, qui n'a pas achevé de produire de la croyance égalitaire quand il permet sans sourciller de laisser exterminer des populations dont l'Occident se fout éperdument : elles ne sont pas blanches.
Dans la plus longue interview que Jean Genet ait accordé à un réalisateur, Antoine Bourseiller en l'occurence, il témoigne de son admiration pour un seul homme : Alberto Giacometti. Je reviendrai un jour sur le moment singulier où Jean Genet posa pour lui.
En ce qui me concerne, les vers de lui qui me paraissent les plus éclairants, parce qu'il m'a semblé parfois les avoir vécus, bien modestement, sont les suivants :

« Si vous pouviez me voir, sur ma table penché,
Le visage défait par ma littérature,
Vous sauriez que m’écœure aussi cette aventure
Effrayante d'oser découvrir l'or caché
Sous tant de pourriture.»






Paris le 1er mars



Cher                ,

                        Votre lettre est très gentille et très marrante. Un peu inconséquente aussi : vous semblez regretter qu’on ne puisse me joindre qu’au travers des Editions Gallimard (institution ?) et dès votre arrivée à Paris vous allez chercher mon adresse dans l’annuaire de téléphone et ensuite au 65 Avenue                     , dans un immeuble de marbre.

            Vous êtes arrivé par la Gare de Lyon. Et reparti par la même gare ? Oui ? Eh bien j’étais à deux pas, au 3 rue Parrot 12e. Mais c’est un hôtel. Je n’ai pas d’appartement et ma seule adresse légale (celle de mon passeport par exemple) est celle de Gallimard 5 rue Sébastien Bottin. La plupart de mon courrier vient là, parce que cette adresse est immobile quand je vagabonde. Et c’est souvent. C’est de là qu’on peut m’envoyer des lettres ou de l’argent si je suis au Maroc ou en Turquie. Ou ailleurs. Ne vous affolez pas, il n’y a pas de mystère.



Voleur en 1977 ? Oui. Encore ? Je mourrai voleur, pas ministre. Quelle différence ? Voleur, c’est plus joli, mais on peut difficilement le faire admettre par l’annuaire du téléphone.

Votre lettre m’a fait un grand plaisir. Elle est très fraîche.

Vous m’avez peut-être vu sur le trottoir de la rue de Lyon. Je suis un petit bonhomme de 67 ans, à la fois chauve avec les cheveux blancs. Vous n’avez rien remarqué de pareil, presqu’à la hauteur de la Gare de Lyon ?

Cher petit Kafka perdu dans Paris, pendu au téléphone, vous me touchez beaucoup.

Voici mon amitié.

Et mon adresse.



Jean Genet
3 Rue Parrot
Hôtel Moderne – Lyon
Paris 12e

Jean Genet



Faites pas de maîtrise, ça poisse les doigts. 
J’ai eu 21 ans autrefois, moi aussi, il y a longtemps.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vous ai dit ma difficulté à le lire.
Alors certains de ses livres sont rangés dans ma bibliothèque à m'attendre.
Les livres sont très patients et moi inconsciente de penser avoir tout mon temps.
J'ai cependant été sacrément refroidie quand l'autre jour, dans ma voiture, j'ai entendu un "bout" d'émission sur lui, évoquant son attirance pour les nazis, où ce genre de personnage, ce fil semblant avoir traversé sa vie.(homosensualité a été le terme).
Ce n'était qu'un fragment d'émission, je ne peux en dire plus.
J'ai pensé qu'il me faudrait quand même un peu plus de connaissance...
Je sais, cependant, bien sûr, qu'un Homme est fait d'ombre et de lumière.
Merci pour vos billets, Céléos, qui m'enseignent beaucoup.
Marie

joseph a dit…

Giacometti à ne pas confondre avec Giacopetti même si les deux mettaient l'homme et son univers à nu , mais avec quels moyens ,artistique pour le premier, à vrai dire disparate pour le second!

Celeos a dit…

Vous faites bien d'évoquer la question, Marie, j'en parlerai prochainement et la polémique en dit long sur l'état intellectuel en France, hélas.

yves a dit…

à vous lire, à lire les commentaires (Marie entre autres), je me dis :
- mais qui fera un billet élogieux sur Celeos ?
je regrette de ne pas vous connaitre en chair et en os... converser avec vous me serait un enrichissement. l'inverse plus douteux...
votre culture que je devine me ravirait.
merci pour ce blog, mais surtout d'exister !

Celeos a dit…

Vous me faites rougir, Yves ! Les commentaires amicaux de mes lecteurs me sont déjà un beau retour...

Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour cette belle lettre, qui nous montre un Jean Genet plein de fraîcheur, avec même une pointe d’espièglerie.
Cela nous change de la statut du "rebelle intégral" que l'on nous sert souvent à son propos.
Quelqu'un s'est-il d'ailleurs déjà penché sur l'humour chez Jean Genet ?
Jean-Marc

Celeos a dit…

Vous avez raison, Jean-Marc: l'humour de Genet devait être difficile à percevoir, peut-être parce que réservé à ceux qu'il aimait...

Chris a dit…

Merci pour ce partage épistolaire.
Impatient de lire la suite (Giacometti & Genet).