Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 20 mai 2016

Siné et Genet

 
Maurice Sinet et Jean Genet : une consonance commune de leurs patronymes les a peut-être rapprochés. Il y avait entre eux une différence de dix-huit ans d'âge, mais ils étaient nés tous deux à Paris dans le berceau de la colère. Genet, on sait à peu près pourquoi – mais les raisons en sont nombreuses – et Sinet parce que son père, ouvrier ferronnier, avait été condamné aux travaux forcés.



De la part des deux  jumeaux ainsi que le présente celui qui est devenu Siné, la détestation de l'ordre bourgeois devient une évidence. J'imagine que Siné a dû s'étrangler quand, au lendemain de l'attentat de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, les gens ont applaudi les flics. L'émotion est toujours mauvaise conseillère: dans la logique du contrôle de la société, de ce que Foucault appelait le biopouvoir, flics et terroristes concourent ensemble au même projet sous des formes différentes, mais convergentes. Il faut être perdu définitivement pour la pensée pour que le pauvre Renaud fasse une chanson sur le fait d'embrasser un flic. (Il a pompé Brassens. Enfin, quand je dis pompé, c'est virtuel, car les deux étaient des hétéros, et je dis étaient puisqu'ils sont morts tous les deux). Allez, je vais prêter ma plume un instant à Siné : je le vois bien lui répondant « commence par embrasser un flic si tu veux qu'il t'encule ensuite ! ». Bon, vous le savez, je suis grossier. Mais moins que les gens du pouvoir.

Je vais laisser la parole à Siné à qui ce billet est  principalement consacré. Siné a écrit ses mémoires chez Casterman en 2004 : Ma vie, mon œuvre, mon cul.


« Il n'y avait qu'avec Genet que je me sentais en parfaite osmose. De vrais jumeaux. J'avais fait sa connaissance chez Leonor Fini, qui lui tirait le portrait, et l'enchantement s'était immédiatement installé. Je le trouvais fascinant, éblouissant, méchant, adorable. J’étais sous le charme, séduit. J’avais relu, du coup, tous ses bouquins et lui avais offert modestement les miens. Lorsqu’il me dit avoir adoré mes dessins, s’il n’avait pas été pédé, je l’aurais embrassé !

Il accepta, peu de temps après, de venir dîner à la maison. Il s’étonnait que je sois marié et que j’aie déjà une fille de huit ans.
Il pigeait mal que je puisse être hétéro :
— C’est bizarre, vous n’en avez pas l’air.
De sa part, j’avais pris ça pour compliment. On avait beaucoup parlé de l’Algérie au cours de cette soirée et je me souviens encore d’une de ses remarques lumineuses :

— Vous avez vu comme ils se sont redressés depuis peu ? Ils marchaient la tête enfoncée dans les épaules, toujours un peu voûtés et le regard souvent fuyant. Ils sont devenus beaux et fiers, et vous regardent maintenant droit dans les yeux. C’est la noblesse de la révolution.

[…] Léonor se fâcha avec lui, peu de temps après, lorsqu’elle s’aperçut qu’il avait, après sa dernière séance de pose, subrepticement chouravé une toile.

    Ce salaud n’a aucune morale ! Il vole même ses amis ! Qu’il crève ce stronzo !

Quand je le revis, je ne pus m’empêcher de lui dire :



 —    Vous avez été vache avec elle, si sympa et si généreuse.

    C’est une conne égocentrique… elle m’énerve… et puis elle peint mal… j’ai même eu des difficultés à vendre sa croûte à une vieille tante au goût de chiottes…  Je la croyais mieux cotée !

Je l’admirais tellement que lui pardonnais son implacabilité. Après tout quand on fréquente l’auteur du Journal du voleur, il ne faut pas vous étonner qu’il vous fasse les fouilles. En fait, il ne cessait pas de voler. Ça l’amusait ! De plus il était, depuis quelques années, si bien protégé qu’il ne risquait plus guère d’être à nouveau condamné.

Il m’avait raconté, hilare, l’histoire inouïe qui lui était arrivée un soir de drague au bois de Boulogne où il cherchait une âme sœur à enculer. Dissimulé derrière un buisson, un mec l’avait hélé pour lui demander de l’aide. Deux voyous, par qui il venait de se faire mettre, lui avaient tiré son portefeuille et son froc. Dépouillé et en calfouète, le malheureux était dans la merde. Genet l’avait sorti de cette situation délicate, lui prêtant son imper et le raccompagnant chez lui en taxi. Comme il s’agissait du préfet de police en exercice à l’époque, l’auteur du Miracle de la rose bénéficiait d’une quasi-immunité diplomatique et en profitait sans vergogne.

Je n’avais jusque là, encore jamais entendu d’aventure aussi jubilatoire. »

9 commentaires:

yves a dit…

houlala ! moi qui ai fréquenté Lenor Fini dans mes jeunes années, je reste un peu dubitatif. femme extrêmement cultivée, d'une gentillesse folle, artiste hors du commun. alors siné dans ce milieu ? rien à y faire. détestation du bourgeois !? pourtant il en était un à sa manière certes, mais il en a bien profité. non, somme toute, encore un qui nous a fait plus de tort que bien d'autres. pas un homme qui veuille qu'on s'y intéresse :provoc facile et permanente, ça fatigue à la longue.
par contre, Fini tombe dans l'oubli... quand je pense à ses décors de théâtre et d'opéra ! j'avais posé pour elle, je suis reparti avec un dessin et ai reçu une EA quelques temps plus tard ! tout ça parce que je lui avais rapporté deux matous en perdition ! mais ce sont les longues conversations sur les arts que je retiens surtout.
Genet, oui. Siné, non. ça n'engage que moi.

Celeos a dit…

Je vous trouve injuste Yves avec Siné : c'est Siné qui défend Léonor Fini contre la mauvaise foi de Genet. Quant à la détestation de l'ordre bourgeois, je ne vois pas en quoi on peut le lui reprocher : il a vécu de son art, de son audace, de son franc-parler ; bien d'autres qui se sont couchés ont largement mieux vécu.

estèf a dit…

Siné (sinécure me propose le correcteur) ne m'a jamais été sympathique.
Genet, j'ai découvert avec émotion sa geôle à Fontevraud .
Mince, j'avais toujours pensé que Leonor Fini était un homme...

Silvano a dit…

Que ce doit être éreintant d'être toujours en colère. Siné est sans doute mort d'épuisement.

Celeos a dit…

Si, Siné était un type indispensable plus sympa que certains mauvais esprits ne l'ont dit à propos de l'affaire Jean Sarkozy.
Fatigante, la colère ? oui. Genet aussi est mort en colère. Que veut-on retenir des gens ? La colère ou l'opium... Et on passe de l'un à l'autre. Tiens, on reparle de Jean Yanne. Il faudra que je fasse un billet sur la colère. La colère ou la mélancolie, un problème de foie !

Bibliothèque Gay a dit…

Que Siné se considère comme le jumeau de Genet, cela le regarde. En revanche, sauf erreur de ma part, Genet n'a jamais parlé de Siné. Et, pour moi, il n'y pas grand chose en commun entre ces deux hommes. Siné est devenu, avec le temps, un rentier de la révolte, assez inoffensif.
Genet, c'est Genet. Un homme qui n'est jamais là où on l'attend , qui a écrit quelques unes des plus pages de la littérature française, qui a suivi une aventure personnelle. Leurs morts respectives sont à l'image des deux personnages. Siné meurt à l'hôpital, qui n'existe que parce qu'il existe "un ordre bourgeois" et une police pour le faire exister. Genet est mort dans sa chambre d'hôtel, seul.
L'un a eu sûrement ses frais médicaux remboursés par la sécurité sociale, qui n'existe que parce qu'il existe une violence d'état (l'URSSAF) pour collecter cet argent. Genet n'avait même jamais rien fait pour avoir une carte de sécurité sociale.
Pour ceux qui n'auraient pas compris, Genet est un être libre, et cohérent avec cette exigence de liberté. L'autre...

Celeos a dit…

Jean-Marc, vous me permettrez de n'être pas d'accord avec vous : si Genet avait parlé de tous les gens qu'il a rencontrés, son œuvre ne serait pas la sienne qui est d'abord dans une construction sublimée des combats qu'il a menés, depuis sa dénonciation du monde carcéral de l'enfance et des hommes, jusqu'à son dernier attachement à la cause palestinienne. Certes, ce que raconte Siné est anecdotique ; pour autant pas inintéressant, car derrière l’œuvre qui renvoie trop souvent à un Genet mythifié, il y a un Genet au quotidien, fait de ses diverses facettes : générosité, mesquineries. Des contrastes qui ne rabaissent l'homme en aucun cas.
Siné, rentier de la révolte ? Non. Un titi parisien, qui a trouvé, à une époque, un point de convergence avec Genet. Et si les trajets de Genet l'ont mené vers d'autres lieux que ceux fréquentés par Siné, leurs attitudes de rejet de la société n'ont pas divergé.
En tant qu'écrivain, Genet a bénéficié de la sécurité sociale depuis les lois mises en place à partir des années 1975 sur la protection sociale accompagnant les revenus que sont les droits d'auteur. Bien sûr, Genet s'en foutait. Mais s'il pouvait prendre du pognon à un système pour en faire bénéficier à ses amis, il le faisait. Et Gallimard lui versait des sommes rondelettes chaque année lui assurant un revenu confortable. Les amis de Genet géraient tout ça pour lui, et s'il est mort dans son hôtel, et non à l'hôpital, c'est davantage parce que les circonstances l'ont fait ainsi. Il soignait son cancer de la gorge, et ne s'est pas laissé mourir.
Siné a mis en scène sa maladie et sa mort cela n'a rien de condamnable : il en a fait une élégie à la vie.
Non, les opposer ainsi n'a pas de sens. Tous deux étaient des étendards de la liberté, chacun à sa manière, et la façon de vivre sa propre liberté ne se transige pas. Je n'ai pas caché dans ce blog qui porte le titre d'un terme magnifié par Genet mon amour de Genet. En même temps, son exigence de liberté doit s'abstraire de toute mythification qu'il n'aimait surtout pas.

Bibliothèque Gay a dit…

Certes... mais jumeaux, ça jamais !

Celeos a dit…

Je vous concède que Genet ne pouvait pas avoir de jumeau. C'est là une exagération toute de titi parisien qu'était Siné!