Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mardi 6 septembre 2016

So long Marianne

Marianne Ihlen, la Marianne de So long Marianne, la chanson de Leonard Cohen, s’en est allée le 28 juillet dernier à Oslo. Leonard et elle étaient restés amis. 

Je crois qu’il avait raconté combien il lui était difficile de répondre à ce qu’on peut attendre de l’amant idéal, physiquement à l’opposé l’un de l’autre. On projette toujours tant de choses sur l’amant idéal, la maîtresse idéale. Ce qui reste important, quelle que soit la forme des éléments du corps, des jambes, des mains, du visage, du torse, où que puisse résider la force érotique de l’autre, c’est la capacité de témoigner du temps que l’on vit avec son esprit, et que le corps puisse traduire le présent et non ce qu’il a été. Quand la peau se fait plus sèche et moins souple, quand les yeux sont devenus fatigués et ne traduisent plus la brillance d’une espièglerie, quand les cicatrices se sont accumulées et datent chaque moment où le corps a souffert et saigné, alors le moment du basculement se prépare. Il faut passer vers un autre temps de l’âge, avant qu’il ne soit celui de la maladie.


La dernière fois que j’ai vu Leonard en scène, c’était à Toulouse, il y a déjà sept ans. Je me souviens d’un spectacle de plus de deux heures, d’une immense générosité. Il était alors âgé de soixante quinze ans. Sa voix était plus grave que jamais. La salle vibrait de toute cette force des textes et de la musique. Sharon Robinson l’accompagnait, et leurs deux voix si différentes apportaient tout ce contraste qu’on peut ressentir lorsque l’aube se lève. La nuit reste encore présente, porteuse des moments où on a pu digérer toutes les réminiscences qui tordent l’estomac, et les douleurs s’apaisent au même moment où apparaît la clarté du jour. Les deux ne pourraient exister l’une sans l’autre. Nycta kai iméra. Les voix de Leonard et de Sharon.

Marianne et Leonard à Hydra - années 1960

Dans le spectacle, il y eut So long Marianne. On y entend les arrangements, avec cette intervention du violon, le fiddle qui rappelle la période folk song d’où vient le Canadien. Un temps où il n’y avait pas à s’interroger sur le passé. Le futur se vivait au présent. Déjà Leonard était associé à la Grèce, sans doute une terre improbable entre la Jérusalem mythique et les feux de l’esprit entretenus par Dionysos. Marianne et Leonard vivaient aux beaux jours sur Hydra, une sorte de bateau arrimé définitivement dans la mer, où les rochers défendent de toute invasion intempestive les marins abrités là.
Marianne est partie. Il faut habiter son temps et savoir ne pas insister lorsque l’on ne comprend plus que le soleil, la mer, le chant des oiseaux parce que celui des hommes est devenu incompréhensible. Dans une adresse à Marianne, qui est un très court poème, avant qu’elle ne décède, Leonard a écrit : « Tu sais que je t'ai toujours aimée pour ta beauté et ta sagesse. Je suis si proche de toi que si tu tends ta main je crois que tu peux toucher la mienne. Mais maintenant, je veux juste de souhaiter un très bon voyage. Adieu mon amie. Mon amour est infini, je te retrouve bientôt ».

Je peux mesurer le chagrin de Leonard, qui n’empêche en rien son sens de la philosophie orientale : quand il lui dit « Je te retrouve bientôt », c’est au néant qu’il pense où s’efface l’idée même de l’individuation. Dans ces corps qui ne peuvent plus habiter leur temps, l’effacement est une belle image. Les traits du visage ont été lumineux, et les visages ont ri, en plein soleil, en plein vent. Dans les temps de l’automne arrivent des brumes douces où les traits du visage s’estompent. Déjà on ne distingue plus très nettement qui est là, en face de soi, le double de soi ou le double de l’autre. Le temps arrive où il faut penser, très doucement, à s’effacer.

Leonard avait écrit: “People change and their bodies change… but there’s something that doesn’t change about love… Marianne, the woman of “So long Marianne”, when I hear her voice in the telephone, I know something is completely intact even though our lives have separated… I feel that love never dies and that when there is an emotion strong enough to gather a song around it, that there is a thing about that emotion that is indestructible”. Leonard Cohen
[Quand j'entends la voix de Marianne au téléphone, je sais qu'il reste quelque chose de totalement intact, même si nos vies sont séparées. Je sens que l'amour ne meurt jamais...]


Jan Christian Mollestad a écrit ce courrier à Leonard après la mort de Marianne :

"Dear Leonard
Marianne slept slowly out of this life yesterday evening. Totally at ease, surrounded by close friends.
Your letter came when she still could talk and laugh in full consciousness. When we read it aloud, she smiled as only Marianne can. She lifted her hand, when you said you were right behind, close enough to reach her.
It gave her deep peace of mind that you knew her condition. And your blessing for the journey gave her extra strength. Jan and her friends who saw what this message meant for her, will all thank you in deep gratitude for replying so fast and with such love and compassion.
In her last hour I held her hand and hummed Bird on a Wire, while she was breathing so lightly. And when we left he room, after her soul had flown out of the window for new adventures, we kissed her head and whispered your everlasting words
So long, Marianne"


[Ta lettre est arrivée alors qu'elle était parfaitement consciente, pouvait encore parler et rire. Quand nous l'avons lue à haute voix, elle s'est mise à sourire comme elle seule savait le faire. Elle a levé sa main quand tu disais que tu étais juste derrière, assez proche pour pouvoir la toucher. ... La dernière heure, je lui ai tenu la main, et nous avons fredonné Bird on a wire. Elle respirait si légèrement. Et quand elle est partie, que son âme s'est envolée par la fenêtre pour de nouvelles aventures, nous l'avons embrassée et chuchoté nos tout derniers mots : adieu, Marianne.]



6 commentaires:

estèf a dit…

Il y a si longtemps que je n'ai écouté Léonard Cohen, tu me remémores tant de belles choses et en particulier cette chanson superbe qui commence par "I love you in the morning..." (Hey that's no way to say goodbye". Merci !

joseph a dit…

Une chanson que je vais avoir toute la journée en tête avec une voix chaude comme l'été indien qui nous vient avec l'automne " ...It's time we began...! "

Celeos a dit…

Our kisses deep and warm...

estèf a dit…

Pom !

Anonyme a dit…

Votre texte est tellement dense de sens qu'hier, j'ai été incapable de le commenter.
Je le suis toujours tout autant ; je suis juste capable de le dire...ce qui, je le reconnais, à fort peu de sens.
Acceptez-vous les commentaires sans sens, Céléos?
Marie

Celeos a dit…

Avec un grand plaisir, Marie.