Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mardi 4 avril 2017

Haute température

Dimanche, Arte proposait la rediffusion d'un film de François Truffaut : Fahrenheit 451, réalisé d'après un livre de Ray Bradbury. Comme ce film paraît souligner l'actualité ! Non qu'il se soit réalisé, encore que soient reconnaissables les autodafés pratiqués  par les nazis concernant les ouvrages « juifs » et l'art « dégénéré ». Mais, peut-être de manière plus insidieuse, la dilution de la production littéraire, la profusion de romans moyens à médiocres, l'oubli des certains auteurs sont de nature à faire disparaître le rôle même de l'écriture et de la littérature qui reste la pensée critique. Pour autant, nul ne peut jouer au prophète : même si des bibliothèques disparaissent (c'est le cas actuellement en Grande Bretagne), si le maire, de tendance politique verte, de Grenoble, ville considérée autrefois comme un laboratoire culturel, fait fermer deux médiathèques pour raisons économiques (c'est du moins ce qui est invoqué), le livre continue d'exister, tant bien que mal, et il doit d'abord exister comme objet imprimé : n'en déplaise aux tenants du livre virtuel, avoir en main un livre objet imprimé rappelle qu'il s'inscrit dans l'histoire de la pensée, que l'imprimerie fut le moyen de diffuser, au-delà des textes religieux, d'autres textes qui contestaient le contenu de même cette écriture. Pouvoir lire un texte sans l'artifice d'un écran, sans la débauche de technologie que constituent les normes, les standards, reste dans cette approche de la simplicité que, dès l'aube de l'humanité, les sociétés à écriture ont permis dans une pensée déjà d'une grande complexité paradoxale : un mot est à la fois ce qu'il exprime en son sens premier, et très rapidement tout ce qu'il peut exprimer dans tous ses sens dérivés.

Je suis chaque fois ému lorsque je vois une épigraphie, en grec par exemple, qui évoque une personne qui a existé, ou qui rend hommage aux vertus d'un dieu, de savoir qu'aujourd'hui un Grec peut lire et comprendre ce qui est écrit. A travers le temps, et environ trois mille ans pour l'écriture grecque, l'écriture permet de partager ce moment de pensée et d'émotion qui motiva le fait d'écrire, d'inscrire dans la pierre ces quelques mots. Je crois qu'il ne s'agit pas d'autre chose aujourd'hui, quand l'un d'entre nous frappe sur le clavier d'un ordinateur ou d'un smartphone - dont la puissance remplacera bientôt l'ordinateur-, ou encore lorsque nous écrivons à l'aide d'un stylo : pour ce qui me concerne, j'aime encore utiliser l'encre bleue d'un stylographe (stylo étant l'abréviation du nom intégral) en sachant qu'il y a encore une part d'aléatoire dans le débit de l'encre, qui sera plus ou moins foncée selon la longueur de ce que j'aurai écrit. Relisant la forme des lettres, je sais que cette écriture est la mienne qui possède des parentés avec d'autres formes graphiques. Est-ce excessif de dire qu'écrire relève d'une certaine forme d'érotisme ? Que la rondeur du corps de certaines lettres est cousine ou sœur d'une partie d'un corps dont j'ai aimé les formes ; et si le même mot de corps est utilisé aussi bien pour des lettres que pour un corps de chair, n'est-ce pas justement une sorte de fusion de l'écriture, de la mémoire, et de la beauté qui fait qu'un être humain peut être lui-même compris comme une œuvre littéraire, voire comme une bibliothèque ? 

C’est un poncif que de rappeler l’expression d’Hamadou Ampaté-Bâ : « Lorsque un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle ». Mais justement, si le livre comme objet arrivait à disparaître, y aurait-il des êtres humains assez sages pour être capable d’apprendre par cœur le contenu d’un livre ? Cette allégorie dans laquelle se sont retrouvés François Truffaut et Ray Bradbury est magnifique : elle rappelle que si l’objet livre a trouvé en Occident une place sacrée qu’il risque de perdre définitivement, d’autres civilisations, d’autres sociétés ont mis en place des stratégies différentes de conservation de la mémoire du texte. On se rappelle que la légende dit qu’Homère était aveugle ; et que par conséquent, le récit de L’Illiade et de L’Odyssée fut une narration racontée par une mémoire humaine. Il fallut qu'elle soit ensuite écrite pour qu’elle nous parvienne. On dit aussi que les deux cent cinquante mille vers du Mahabharata, composés bien avant ceux d’Homère, étaient appris par cœur par les enfants indiens qui devenaient ainsi de véritables livres vivants. Le passage alors de l’oralité à l’écriture, puis de l’écriture à l’oralité n’est qu’un avatar de ce qui permet de reproduire la pensée et l’émotion, sœurs jumelles et indissociables de la notion d’humanité.



Le beau travail de Truffaut dans Fahrenheit 451 est de permettre d’affoler et de rassurer, peut-être également de désacraliser ce qu’est un livre ; en tout cas de rappeler que l’écriture possède cette fonction formidable de penser le temps, à la fois dans les termes d’une chronologie linéaire, d’un temps sans doute historique, et à la fois dans un présent qui ne s’efface jamais, qui fait que les héros d’une improbable antiquité peuvent habiter un présent où ils naissent, meurent et ressuscitent indéfiniment.

Truffaut avait écrit à propos du film et des livres qu’on peut y voir brûler :

« Je voulais éviter de faire un petit catalogue, je ne voulais pas qu'on dise : ‘ Voilà les livres qu'il aime’, alors j'ai laissé beaucoup faire le hasard. Et puis, quelquefois, je les ai choisis pour d'autres raisons que le titre. Par exemple, j'ai recherché des vieilles éditions comme Le Livre de demain chez Arthème Fayard, parce que pour beaucoup de gens, c'est une émotion : un livre avec ses bois gravés, tout Colette, tout Cocteau, ça vous rappelle l'avant-guerre. Alors j'ai essayé de retrouver l'équivalent pour les Anglais, les premières éditions Penguin de 1935. Il y a aussi des auteurs que je ne pouvais pas ne pas citer, parce que je les adore, comme Audiberti ou Genet. D'ailleurs, si j'étais parti dans la forêt avec les hommes-livres, j'aurais appris par cœur pour le sauver le roman de Jacques Audiberti qui s'appelle Marie Dubois. »


À deux reprises, à tout le moins, on voit les flammes qui consument la version anglaise du Journal du voleur de Jean Genet, The Thief’s journal. Je ne sais pas si Genet avait vu le film de Truffaut. J’imagine, en tout cas, qu’il aurait pu se bidonner de voir son bouquin se consumer dans les flammes. Belle consécration alors. Je ne suis pas sûr que le Journal du voleur soit encore beaucoup lu aujourd’hui en dehors de quelques lecteurs qui ont fait de la littérature leur spécialité. N’est-ce pas là l’un des aspects les plus étranges du paradoxe de l’écriture, à savoir que l’on publie davantage ce qui s’écrit sur un auteur que ce que l’auteur a lui-même publié par le passé, devenu alors un texte en déshérence ? J’entends le rire de Dionysos…

3 commentaires:

estèf a dit…

Plaisir de te lire en ce moment.
Toi qui n'écris pas comme une bille, j'espère qu'il s'agit bien d'un stylographe à plume.

Celeos a dit…

Merci estèf. Joli commentaire: mais oui, mes correspondants ont droit à des courriers à l'encre bleue...

joseph a dit…

vous réveillez des souvenirs tellement anciens - je dois avoir appris quasiment par cœur la critique de ce film, il y a cinquante ans lors de séances de ce que l'institut dans lequel je finissais mes humanités appelaient des cercles ,et que je fréquentais assidument la bibliothèque y attenant ,réservées aux ainés !