Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 29 juillet 2017

Dionysos se fout de moi (2/2)

(Suite et fin)
Mais les deux garçons se foutent bien, j’imagine, du pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Je voudrais, à mon tour, les interroger sur ce sens du voyage qui mène les hommes depuis toujours, depuis cette Afrique originelle, et ce sens de l’oubli qui fait qu’on ne sait plus retourner à l’état ou au lieu d’origine. Dans le grand départ des esclaves, il y avait l’arbre d’oubli autour duquel il convenait de tourner pour que la mémoire des choses s’estompe définitivement. Mais la mémoire a des ressorts insoupçonnés : il suffit qu’on veuille oublier pour que surgisse, longtemps après, le souvenir décuplé de la violence subie. Je ne sais combien il faut alors de pseudos matamores pour faire croire que les violences originelles ne sont pas la cause des déchaînements ultérieurs.
Je n’ai pas le temps d’aller plus loin avec les garçons. Ils ont sans doute d’autres sujets d’intérêt et nous quittent, nous laissant, le gardien des lieux et moi-même dans un rituel convenu où, les choses ayant été dites, il n’y a plus qu’à retourner sur nos chemins ordinaires.
Le mien reprend les vieilles rues qui me semblent déjà brûlées par le soleil, il y a si longtemps. Je sais que sant Iago fut repris comme emblème lorsque l’Espagne devenue républicaine fut l’objet de cette revanche sauvage des nationalistes. Le Roussillon et ses plages furent alors cet espace de désespoir où dans le sable la France encore républicaine laissa survivre dans les pires conditions ceux qui osaient rêver à d’autres façons de vivre, et qui avaient commencé à mettre en œuvre les conditions de l’égalité entre êtres humains. Ceux que j’avais rencontrés alors m’avaient permis de croire, dans la force de leurs récits, que j’avais vécu ces moments avec eux, dans leurs espoirs, dans leurs douleurs et dans leurs larmes. Je n’en étais pas revenu indemne.
Le Roussillon conserve encore sans doute cette violence-là, parmi d’autres plus actuelles, peut-être plus sournoises. Il faut peut-être les chercher dans le contraste des rues, dans les conditions non dites d’une ville mutique.
Mes pas m’amènent vers les places plus fréquentées. La Venus de Maillol se tient tout aussi mutique que la ville qu’elle honore. Je regarde ses formes généreuses. Je ne doute pas que Maillol a voulu à la fois rompre avec les canons académiques en affirmant que la Méditerranée est au XXe  siècle autre chose que ce monde en effervescence violente. Lui croyait, certainement, en un sein maternel accueillant, en une procréation et un monde fertile porteurs de joie ; en un mot que l’enchantement pouvait trouver sa place en ce lieu de la côte méditerranéenne. Peut-être suffit-il d’un oranger dans l’humble jardin d’une maison catalane, pour vivre réellement cet enchantement. Qu’une jeune fille aux seins à peine dénudés en tendant le bras se saisisse de l’orange et la réalité rattrape alors ce sens de l’enchantement. J’y rêverai, en ce qui me concerne d’un jeune garçon au torse nu dont la ceinture du pantalon s’est relâchée au-dessous du nombril pour que le même oranger au-dessous duquel il se tient devienne cet arbre du désir qui peut satisfaire les deux sexes, tour à tour.
Je n’irai pas beaucoup plus loin ; les rues abondent, ici, d’une foule harassante et désœuvrée quand les plus hauts quartiers ne montraient qu’une beauté nue jusqu’à l’os, presque desséchée jusqu’au noyau dont les moignons témoignent de la chair absente.
Je trouve la terrasse d’un patio dont le café est dissimulé sous une arcade. Je m’y assois. Mes sentiments sont ceux que produit cette ville, tout entière ouverte vers ce mariage d’ocre et de ciel et de déchirements qui s’étoffent tout au long des rues que je n’en finirai jamais de parcourir ; pas plus qu’Athènes dont chacun de mes pas me rapproche et m’éloigne à la fois.
Velasquez - Los Borrachos - ca 1628
Attendant le serveur, je regarde sur mon téléphone quels sont les garçons, ici, en recherche d’autres garçons. J’hésite toujours à affronter le côté trivial de ces annonces de vendeurs à la sauvette. Ma curiosité demeure plus forte : un visage ou un sourire parmi l’un d’eux pourra éclairer ma journée, me laisser croire que le regard est celui d’un esprit qui sait que, cherchant un autre garçon, il s’agit d’abord de se tenir par la main, par les épaules, quand le besoin de douceur se fait plus fort, plus impérieux, et que finalement la découverte d’une autre virilité permettra de se rassurer d’une manière que l’on voudrait simple ; les rituels en sont souvent sans surprise. On ne leur demande que d’être suffisants à ce que la rencontre ait eu lieu.
Les visages défilent. Soudain un son se fait entendre, me signalant qu’un message m’est adressé. Je le consulte. Je vois le visage de celui qui m’a laissé quelques mots. Il m’interpelle de manière ironique, me demande ce que je fais, à mon âge, sur ce site de rencontres. Il n’est pas davantage quelqu’un qu’on pourrait appeler jeune. Que cherche-t-il à m’interpeller de manière un peu agressive ? Je lui réponds sur le même ton. S’ensuit un échange curieux dans lequel il me provoque. Je suis à la fois amusé et agacé. Je ne l’ai pas interpellé ; est-ce lui qui cherche peut-être des garçons plus âgés ? Je ne sais pas et ne veux pas donner suite, sans le laisser pour autant dans l’idée d’un amusement de sa part.
« Demain tu as mon âge » lui-dis-je. J’imagine que ce que je viens de lui envoyer est de l’ordre de ce qu’il sait. Peut-être ne veut-il pas en avoir vraiment conscience. Peut-être croit-il que j’allais m’accrocher à la conversation ainsi démarrée. Peut-être est-ce sa manière d’aborder les garçons, un peu brutale, afin, une fois l’accroche réalisée par la provocation, d’aller plus avant dans la conversation, et, pourquoi pas, vers ce qu’il est convenu d’appeler un plan.
Je n’ai pas souhaité en savoir davantage. Mon esprit, à ce moment, n’était pas tourné vers ce type de relation. Je n’avais besoin que d’un moment de douceur pour réaffirmer le sentiment de solitude absolue dans lequel mes pensées m’avaient amené. J’éteignis mon téléphone portable. Le café noir m’avait remis sur la langue cette saveur amère avec laquelle les mots se précipitent parfois. Je repris ma route vers la gare ferroviaire, bus en attendant mon train une dernière bière en pensant aux rivages de Crète et revins dans mes pénates habituelles.
Quelques semaines plus tard, le grand jour était arrivé. Les invitations étaient envoyées, tout était mis en place, et contre toute attente, sans le stress habituel que ce genre de préparation occasionne. La manifestation culturelle pouvait se tenir. Les discours se suivirent. Il ne restait qu’à enfin relâcher la pression en profitant du buffet très honnête qui était servi. Il fallait toutefois répondre aux journalistes, aux sollicitations diverses, faire bonne figure aux félicitations nombreuses. J’allais de l’un à l’autre, répondant aux demandes de l’artiste, heureuse de sa rétrospective. Enfin je pus m’approcher de la table du buffet. J’avais surtout très soif après cette dernière journée où il avait fallu vérifier que tout était parfaitement organisé. Dans le jardin, sous les platanes, les conversations se poursuivaient. J’essayais de prendre un peu de recul afin de respirer enfin dans cette fin de journée.
À une dizaine de mètres, derrière la table du buffet, un visage que je connais interpelle mon regard. Il ne me voit pas. Je ne le reconnais pas, tout d’abord. C’est le haut du visage qui me revient en mémoire, dont je ne saurais dire où je l’ai vu. Mais cela m’arrive souvent ; je rencontre beaucoup de personnes dans ma profession, de tous âges, et j’ai souvent le plus grand mal à identifier le lieu de la rencontre, car ma mémoire retient facilement les visages et les voix, plus difficilement les lieux ou les moments de ces rencontres.
Néanmoins, ce regard aux yeux verts, le haut de sa mâchoire ont réveillé dans mon esprit quelques interrogations. Soudain, tout s’éclaire : ce visage est celui d’une photo vue sur mon téléphone portable, un soir d’hiver où il s’agissait de distraire un moment de solitude sur cette application de garçons. Je ne me souviens pas des circonstances ; sans doute était-ce lui qui avait envoyé un laconique « salut » sans ponctuation. J’avais répondu. Le dialogue est souvent d’une banalité affligeante. Il faut rapidement dévier la conversation vers d’autres sujets que les seules considérations sexuelles ; cela relève, sur ces lieux de rencontres virtuelles, de la prouesse. En l’occurrence, nous avions commencé à discuter de manière très agréable. Sans qu’il se livre davantage, je comprenais qu’il ne se satisfaisait pas de son corps. Le passage de sa jeunesse à un physique d’adulte le laissait peut-être désemparé : le changement du visage, la pilosité, la musculature parfois insuffisante sont autant de sujets qui peuvent laisser un jeune garçon dans le désarroi. La recherche d’identité, et l’idée d’appartenir à une catégorie de garçons particulière est de nature à s’affirmer tel que l’on apparaît ; ou vouloir se retrancher des modèles auxquels, qu’on l’accepte ou non, on s’assimile finalement.
Notre discussion n’avait pas abouti : la différence d’âge que j’avais mise en avant avait sans doute joué, et quand bien même je n’aie pas de difficulté à passer un moment avec des garçons plus jeunes que moi, je préfère rappeler que les garçons d’âge mur sont peu présents sur les peintures érotiques de Pompéi ou d’ailleurs. Les personnages à figures noires des vases attiques sont aujourd’hui un peu oubliés, si notre période est devenue plus permissive.
Nous en étions restés là. J’avais toutefois conservé en mémoire ce visage, qui sans être beau, m’attirait.
Et voilà que soudain non seulement le visage dont je n’avais eu qu’une vue partielle, ainsi que d’autres partie de son corps, m’apparaissait, mais lui-même  devenait le personnage principal de ce lieu, à moitié visible derrière la table du buffet transformée pour le coup en une scène de théâtre. Loin de la table, je ne pouvais qu’essayer de comprendre les rôles des différents serveurs ; lui était habillé différemment, d’un ensemble noir dont je ne comprenais pas la différenciation tout d’abord : les autres serveurs étaient habillés de chemises blanches, tel que de coutume dans ce genre de circonstances. Lui paraissait regardé avec amitié et amusement par les autres serveurs ; je comprenais soudain la raison de son habit noir : il était le chef de cette prestation, et avait organisé le dressage des petits fours, choisi les vins qui devaient désaltérer les convives. Il paraissait souriant, de taille moyenne, mais également intimidé par la situation. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce garçon dont la réalité m’apparaissait alors, peut-être plus désirable que je ne l’avais perçu par l’intermédiaire de la virtualité, et qui s’offrait à mes yeux sans rien savoir de mes émois, aussi soumis à ce spectacle mondain qu’est un buffet réunissant des amateurs d’art mais dont la principale préoccupation reste de le faire reconnaître ; dans ce rituel social, le garçon restait nécessairement à l’écart. Le personnel de service ne fait l’objet alors d’aucune espèce d’intérêt si ce n’est celui de répondre aux attente des convives. Le garçon restait cependant pour moi le seul objet d’intérêt, sachant, de manière secrète, son propre goût pour les garçons, et que, de ce fait, j’étais en mesure d’interpréter chaque geste de sa part comme l’expression de sa nature et que cette nature me paraissait délicate. Sur les sites de rencontres il n’en est pas fait état, comme si le filtre socialement admis ne se réduisait qu’à la capacité de présenter des formes de la sexualité masculine. Il faut en effet des situations inattendues pour que se révèlent chez les garçons d’autres formes de leur nature, affranchies de la nécessité de se prouver une improbable virilité qui ne soit pas réduite à la capacité de dominer ou d’être dominé.
Devant moi, de loin je le regardais évoluer, comme pour une danse, dans la longueur de la table du buffet, devenue alors une scène dont il était pour moi le seul danseur, et comme s’il dansait pour moi seul, seul capable de comprendre sa nature de garçon en recherche d’une grâce permise par les mouvements de son corps.
Le buffet s’achevait ; les convives repartaient, peu à peu. À plusieurs reprises j’étais interpellé par divers invités dont aucun ne pouvait me parler de choses d’un quelconque intérêt pour moi. Je débitais, de manière convenue, quelques phrases me permettant de me dégager d’une conversation plus personnelle. J’étais troublé à un point qui me semblait dépasser l’entendement. Tout mon esprit était tourné vers l’image de ce garçon, cette fois bien réelle.
Le téléphone sonna. J’étais resté dans l’attente de la fin des festivités, et on réclamait ma présence pour le repas réservé dans un restaurant en ville. Il fallait que je parte. Je ne savais si je pouvais parler à ce garçon, ce qui aurait sans doute créé un hiatus, entre ma posture et la sienne. La seule relation possible qu’il me devenait permise, la seule demande sociale que je pouvais alors lui formuler n’était que de solliciter qu’il me serve un verre de vin, en dehors de toute autre chose.
Je me résolus ainsi à m’approcher de la table du buffet ; le téléphone sonnait encore, me redisant que les tables du restaurant se complétaient et que ma présence était requise pour ajuster le plan de table. Je m’avançai alors vers la table du buffet. Je tendis mon verre vers le garçon, lui demandant s’il pouvait me resservir un verre de vin blanc. J’entendis sa voix pour la seule fois. Il prit mon verre, le remplit et me le tendit, m’accordant ainsi le seul regard de ce moment. Je restai un instant près de la table. Je voulais entendre davantage de sa voix, savoir s’il faisait chanter ses intonations. L’une de ses collègues lui parla ; il répondit, mais de manière trop rapide pour que je puisse mémoriser sa voix. Je bus d’un trait ce qu’il restait de mon verre de vin blanc. Je le posai, et je partis pour le restaurant. Je savais que je ne reverrais pas ce garçon, et que je ne rechercherais pas les moyens de le retrouver.
Lorsque je fus placé, aux côtés de l’artiste, en face de personnes avec qui je ne souhaitais pas particulièrement discuter ce soir-là, éloigné d’autres personnes avec qui passer la soirée m’aurait été agréable, je compris qu’il y avait là une dernière ironie avec laquelle je devais composer, et la soirée se passa, de la manière la plus courtoise qu’il me fut donné de me comporter.
Ces derniers jours, Dionysos est repassé. J’ai entendu son rire, derrière le buisson où un chevreuil s’était dissimulé. Je l’ai revu partir. Sur le chemin, d’autres clathres rouges avaient poussé. Je ne sais pas s’il reviendra. Bientôt mon chemin croisera le sien, je le sais. D’autres garçons s’y trouveront également, loin de ce Sud dont je garde le souvenir des chassés-croisés, des chemins abandonnés, des fantômes du Moyen-âge dont le fracas des armes a fait exploser les pierres, de ce ciel balayé sans cesse des caprices de la tramontane, du Cers, ou du Marin. Vers d’autres montagnes, d’autres collines et rivages, un autre chemin me reste à parcourir. Le vent vient de s’y lever.

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vis comme un privilège de vous lire, Céléos.
Marie

Celeos a dit…

Et moi de vous avoir comme lectrice, Marie.

palomar a dit…

Très beau texte!

Celeos a dit…

Merci Palomar !

Silvano a dit…

La Sonate de Schubert qui m'accompagne à cette heure s'accorde admirablement à ce beau texte.

Celeos a dit…

Merci Silvano. La suite Española d'Albéniz m'aurait bien convenu. Mais va pour Schubert.

joseph a dit…

Un Impromptu , peut-être? quoiqu'il est des textes que se savourent pour eux-mêmes! quant au pèlerinage pour Compostelle, un auteur de BD de chez nous, J C Servais, nous livre chaque année un tome de la découverte de ce chemin, avec une approche toute pleine de références historiques, architecturales sous le couvert de quelques aventures humaines!

Celeos a dit…

Impromptu, sans doute... Je regarderai à l'occasion le travail de Jean-Claude Servais, dont je connaissais Tendre Violette, déjà ancien...

Chris a dit…

Une lecture tardive mais plus que plaisante. Merci.

Celeos a dit…

Merci à vous, Chris.