Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 10 août 2017

La modification

Michel Butor est décédé l'an dernier, le 24 août 2016. Il avait écrit La modification, livre qui fut publié en 1957. On considéra qu'il participait avec cet ouvrage à ce qu'on appelait « le nouveau roman ». Il avait trente et un ans en 1957, et sans doute avait déjà réussi en tant qu'écrivain le départ de cette métamorphose qui fait que l'écriture reste le sang régénérateur qui permet de sublimer les atrocités de la réalité.
La modification reste surtout ce que l'on a retenu de lui. Il faudrait sans doute considérer qu'il s'agit là d'un point de départ.

«Il y avait rue de Rivoli la même affluence de voitures qu'une demi-heure auparavant, mais, sur tous les pare-brise maintenant, les essuie-glaces frottaient leur éventail.
Vous avez demandé pour votre déjeuner, rue de Richelieu, dans un restaurant où vous aviez déjà eu plusieurs rendez-vous d'affaires, des spaghetti à la bolognaise, mais ce qu'on vous a apporté méritait-il vraiment ce nom, ou bien était-ce la solitude dans laquelle vous vous êtes senti soudain en les mangeant qui vous a empêché de les goûter, de les apprécier selon leurs mérites véritables ? Quant au café, alors qu'on vous avait assuré avec un sourire qu'il s'agissait d'express, on vous a apporté quelques minutes plus tard un filtre, un fort bon filtre c'est entendu, mais vous n'avez pas eu le courage d'attendre que la tasse soit pleine pour la boire en payant votre note. Si c'était pour vous nourrir ainsi, dans ces sentiments-là, était-ce vraiment la peine de ne pas rentrer chez vous, de compliquer, d'envenimer encore plus vos rapports avec Henriette par un inutile mensonge de plus ?
Il vous restait tune cigarette dans votre paquet de Nazionali, mais dehors il pleuvait si fort qu'elle s'est éteinte, et vous l'avez jetée sur la chaussée. Il n'était qu'une heure et demie, et vous n'aviez pas la moindre envie d'arriver à votre bureau avec vingt-cinq minutes d'avance, d'autant plus que si vous y aviez été seul vous auriez risqué de vous y endormir: quelque habitude que vous ayez des voyages en chemin de fer, même dans les confortables premières, ils vous fatiguent toujours et de plus en plus.»

La fascination que l'on peut éprouver pour beaucoup d'écrivains tient au style, évidemment. La trouvaille de Michel Butor consiste à s'adresser au lecteur en l'impliquant dans l'histoire : c'est bien le lecteur qui est mis à la place du narrateur par l'emploi du «vous». Il y a là un usage d'importance : outre celui des temps et de leur concordance qui pose souvent problème - l'un des pires étant l'usage du futur dans le passé, employé bien souvent de manière indue -, la manière dont l'écrivain raconte l'histoire à la première, à la deuxième, à la troisième personne reste l'empreinte de ce qui sera raconté. Il n'est pas neutre que ce choix du sujet pronom personnel dans la narration. Je ne vais pas disserter là-dessus et vous laisse avec le jeune Michel Butor, interrogé par Pierre Dumayet. Mais, parlant de la façon d'écrire, il me semble important de reprendre ce contre quoi je me suis à plusieurs reprises élevé dans Véhèmes : l'usage du pronom personnel «nous» pour raconter un événement. Ce n'est pas un hasard si l'extrême droite, dans ses slogans imbéciles, utilise cette manière de s'exprimer qui ne pense rien sinon vomir sa connerie crasse: «on est chez nous». Qui plus est, on a dans cette expression terrible l'utilisation de deux pronoms personnels, qui confondus, renforcent l'indéfinition, l'indétermination de celui qui veut exprimer ce sentiment de la plus grande indigence. «On», pronom personnel de la troisième, ce n'est personne, ce n'est rien, c'est encore moins que le «il» de l'expression «il pleut». Quant au «nous», profondément détestable, il renvoie aux meutes de loups qui ont toujours besoin d'un dominant pour permettre aux dominés d'exprimer leurs servilités aux maîtres. On ne fait aucune littérature en utilisant le «nous», tout au plus des slogans de partis politiques. Les Reums (Républicains en marche) en sont passés maîtres.



Voici l'émission de France-Culture qui a été consacrée à Michel Butor à sa mort

2 commentaires:

joseph a dit…

En fouillant dans mes souvenirs , il me revient que la première version ne contenait aucune ponctuation et en dernière année d'humanités (en 67 pour être précis , mes 19 ans) le professeur de littérature française me mit au défi d'en faire la lecture à l'ensemble de la classe ! Gageure que je relevai trahissant, sans doute, la pensée de l'auteur, puisque la nécessité de reprendre le souffle m'obligea à pratiquer quelques interruptions courtes ou plus longues, remplaçant ici ou là, une virgule ou un point .

Celeos a dit…

C'est vrai que la ponctuation fut l'objet de quelques batailles entre grammairiens et partisans d'une écriture plus "libre", plus facilement interprétable. On en est un peu revenu. Si nos aïeux latins ou grecs en avaient usé, nos versions latines en auraient été facilitées !