Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 11 août 2017

Le garçon du Nord

Sur les photographies qu’il m’a confiées, son regard est comme réservé, sans trop oser s’adresser à la photographe qui a dû être, comme je le suis aujourd’hui, interpellée par sa beauté. Les photographies ont été réalisées en 1965. Il a alors vingt-deux ans. Ses cheveux sont courts, comme il se doit alors ; il a le menton un peu rond, des sourcils bruns qui surplombent ses yeux en donnant ce contraste qui lui fait de magnifiques pupilles bleues. Mais son regard reste timide, celui d’une jeune fille dans les portraits du XIXe siècle. Son nez, très droit, reste peu marqué, comme s’il n’avait jamais reçu de coup de poing, et comme si chaque mâle un peu rude savait qu’il ne devait à aucun prix toucher à ce visage destiné à faire savoir la douceur possible d’un jeune homme, simplement attaché à la lecture d’un livre, pensif, et ne connaissant pas encore les plaisirs érotiques que les mots consignés sont capables de déclencher. Les lèvres sont pulpeuses, et presque trop, appelant le baiser qu’on y a envie de déposer. La rondeur du menton n’a pas permis que s’y incruste une fossette, à peine esquissée. Les détails montrent le menton rasé de très près ; la lèvre supérieure est restée enfantine, alors que le menton traduit déjà son expression de jeune mâle.
Je reviens aux yeux sur lesquels insiste le très gros plan choisi par la photographe. Ils sont également restés ceux de l’enfance, ou encore féminins, cherchant ailleurs que dans la réalité de la pose pour l’objectif de l’appareil une échappatoire. Les yeux entraînent toute la tête vers une autre attitude, et la pose aurait pu être empruntée à Modigliani. De mâle, il a encore le léger bourrelet à la commissure des lèvres, dû à l’épaississement des poils de la barbe qui donne alors à la peau une ombre dans laquelle se lit le passage à l’âge adulte. Le clair bleu de ses yeux est celui d’un garçon du Nord, quand se sont mêlées au sang de ses ancêtres les traces d’hommes du Sud venus y exercer leur domination d’alors. Si le poil reste sombre, les yeux ont conservé la profondeur du regard seulement nécessaire pour contempler le ciel et indiquer vers quelles rêveries un garçon de vingt-deux ans est encore capable de se perdre. Quelle nuit de Shéhérazade les dernières lignes du livre racontaient-elles ? L’Orient décrit devenait-il alors le contre-pied des campagnes maussades de Charleville ou de Troyes ? Je crois que c’est Agnolo Cósimo, il Bronzino, qui, un des premiers, a utilisé la pose conventionnelle qui établit aujourd’hui la relation entre ce garçon et la photographe, un peu plus tard avec le peintre.

Sandro Boticelli - Portrait d'un jeune homme au chapeau rouge - 1477

Les dernières photographies de la série prennent davantage de recul, et le garçon, tête relevée, aurait pu déjà se retrouver dans un film de la Nouvelle vague. Il aurait raconté cette situation insolite qui le rendait objet du regard d’un peintre et de son épouse photographe. Dans l’atelier du peintre il devient alors le garçon assis, avec un livre sur les genoux, le bras droit posé sur l’accoudoir du fauteuil. Il est vêtu d’une chemise blanche dont les manches aux boutons fermés débordent légèrement sur les poignets. Le col de chemise paraît presque empesé, et laisse voir le nœud d’une cravate qui est restée celle des cérémonies adolescentes. Sur la chemise, un chandail sombre accentue les contrastes que l’appareil photographique a consacrés. Enfin ses mains ont saisi presque négligemment le livre, et les doigts fins maintiennent ouvertes les premières pages, serrées entre le pouce et l’index de la main droite tandis que la main gauche soutient la couverture ouverte.
Je ne vois pas le reste du corps sur la photographie. Il n’y a que ce visage qui se veut mystérieux, romanesque. Lui me parle d’une attitude qu’il voit romantique dans ces photographies prises il y a cinquante-deux ans. Demeure cette beauté, et j’aimerais qu’il me dise l’émotion qu’il ressent envers ce jeune homme qu’il était alors. La pudeur ou la réserve l’en empêchent. Il est aujourd’hui cet homme âgé, dont les yeux bleus paraissent légèrement délavés ; les cheveux sont blancs et les sourcils, parfaitement dessinés, sont devenus ces poils blancs, un peu hirsutes. Je n’ose imaginer ce que fut son corps qu’il a abandonné aujourd’hui. Je veux croire qu’il a connu les caresses de très beaux autres garçons, et que dans leur goût commun pour la beauté des corps et des belles choses, il a pu réunir dans le même temps les moments de partage que l’exultation des esprits et celle de sa jeune virilité ont pu faire se rencontrer.
Mais il ne m’en dit rien, ne m’en dira rien. Il reste ces photographies, seule complicité qu’il me concède, avec le portrait, que dans une improbable histoire de l’image des garçons, un visiteur pourra un jour rattacher à la peinture du Bronzino, de Sandro Botticelli ou de Raffaello Sanzio.


3 commentaires:

Silvano a dit…

C'est un très beau billet, Celeos, remarquablement écrit. Concernant le Bronzino, je suis en train de lire le roman de Fernandez dont il est le narrateur virtuel.
Je l'ai laissé à Paris, car trop volumineux, mais j'ai hâte d'en reprendre la lecture.
Le titre en est "La société du mystère".

Celeos a dit…

Merci Silvano ! Je ne raterai pas ce livre de Dominique Fernandez dont la lecture des pages est une manière de prolonger le voyage en Italie. C'est un autre de nos points communs...

palomar a dit…

@Silvano: Merci de l'indication. J'avais laissé passer ce livre sans le voir.