Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 8 décembre 2017

Sauvages (1/2)

Sauvages
Révérence à Fernand Pouillon

Le roman de Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, est publié en 1968. Il a  subi alors les avanies de l’affaire du Comptoir national du logement. Il est arrêté, s’évade, s’exile en Suisse et en Italie, puis revient pour être jugé. Il est condamné à quatre ans de prison, puis libéré. Cette aventure, dans la France affairiste des années 1960, le renvoie à la vocation de son métier d’architecte : il écrit son métier dans ce roman. On l’imagine alors, à travers une écriture précise qu’il offre au journal du moine bâtisseur, Guillaume Balz, qu’il intègre facilement la personnalité du narrateur, à qui est confiée la mission d’établir une nouvelle abbaye en Provence. L’abbé Paulin lui a délégué ses pouvoirs. Il prend les fonctions de cellérier et de maître d’œuvre. Le lieu choisi est le Thoronet, dont l’abbaye, une fois bâtie est appellée l’une des trois « sœurs » avec celles de Silvacane et de Sénanque, toutes trois cisterciennes, et filles, pour Sénanque et le Thoronet, de l’abbaye de Mazan, en Vivarais, elle-même fille de Cîteaux.



Des trois abbayes, le Thoronet est peut-être la plus austère, la plus majestueuse. On se rappelle que l’ordre de Cîteaux, en Bourgogne, fut réformé par Bernard de Clairvaux, devenu saint pour les catholiques, en accentuant la rigueur d’une foi qui ne doit être distraite par aucune ornementation, en opposition aux dérives reprochées à l’ordre clunisien. Ne reste alors de l’architecture monastique que la structure liée à la conception sacrée du monde : à l’écart des villes, dans des lieux non aménagés et souvent plantés de roseaux, donnant leur nom à Cîteaux, à Silvacane, les abbayes nouvellement implantées sont les préfigurations de la Jérusalem céleste dont les moines, dans la solitude, le recueillement et le travail manuel peuvent expérimenter les attitudes morales qui les rapprochent de l’idée du dieu sous la protection duquel ils se sont placés.
Pour l’architecte qu’est Fernand Pouillon, se référer à une abbaye romane — qui elle-même s’oppose, dans sa relative modestie aux abbayes gothiques qui lui succèdent —, c’est se retrouver posé dans l’attitude originelle de ce que c’est qu’entreprendre une œuvre. L’architecte devient ainsi le maître de l’œuvre, cette dernière étant également, dans son héritage oriental, le lieu de rencontre des hommes et du divin. Non le div des Indiens, mais davantage le theos/θεός des Grecs, celui qui ne se laisse aborder qu’à la faveur d’une roche abrupte, Olympe, Météore, dont il faut apprivoiser la matière plutôt que la dompter. L’architecte est alors un démiurge, se plaçant non à l’égal du dieu créateur, mais dans une position de serviteur. Il a acquis la connaissance à même de pouvoir bâtir le dessein du créateur. Il faut alors distinguer le maître de l’œuvre et le maître de l’ouvrage. Les deux termes ont été conservés dans la terminologie administrative : l’un détermine celui qui commande l’ouvrage et l’autre celui qui le réalise. En l’occurrence, le maître de l’œuvre est celui qui s’attache à respecter le cahier des charges, la commande. Peut-être est-ce là la faute de Fernand Pouillon, de n’avoir pas strictement respecté cette distinction, qui l’a amené à réaliser ce qu’il avait lui-même voulu commander ; le pays où il exerça conserve encore de détestables traces.
Ses pensées l’amènent, au Thoronet, à en concevoir l’histoire, dans la complexité de faire surgir des ressources-mêmes de la nature les plus beaux matériaux. L’aventure de l’âge roman reste toujours d’une immense force imaginative : un écrivain britannique, Ken Follet, dans Les piliers de la terre, remarquablement documenté, en fait une aventure tout aussi romanesque que Les pierres sauvages, faisant intervenir tous les enjeux de pouvoir dans l’Angleterre du XIIe siècle. Le maître de l’œuvre doit alors avoir en tête toutes les contraintes qu’il doit affronter, depuis le choix du site jusqu’aux dernières touches qui finiront le bâtiment, sachant choisir les corps de métiers, sachant organiser l’ensemble des tâches afin de ne pas prendre de retard, sachant, déjà, gérer les budgets qui permettront de payer les compagnons et les travailleurs extérieurs aux membres de l’abbaye. Humilité et ambition doivent donc cohabiter, avec le souci de ne pas être empêché par l’humilité, de ne pas être débordé par l’ambition. Chacun a en tête l’allégorie de la Tour de Babel qui reste la référence indépassable. Brueghel l’Ancien en fait un thème grandiose et dérisoire. Les bâtisseurs romans savent, bien avant Le Corbusier, que l’œuvre doit être à la taille de la communauté qui sert d’étalon au bâtiment. Le tracé régulateur est celui de l’œuvre, comme il est également celui de la règle des hommes, qui détermine chaque élément de l’abbaye : l’abbatiale, d’abord, assimilable au corps virtuel du Christ, à partir de laquelle les autres éléments de l’abbaye s’articulent. Le dortoir des moines communique directement, au septentrion, avec le bras gauche du transept ; le dortoir avec le cloître, doté d’un lavabo hexagonal d’où sourd la seule source d’eau de l’abbaye, où l’on fait ses ablutions, été comme hiver, où on se désaltère ; le cloître avec le réfectoire, où sont pris les repas. On accède à la salle capitulaire par une galerie du cloître ; sur le côté se tient l’armarium et de l’autre le parloir, seul endroit où il est possible de discuter à voix haute ; à l’occident est le cellier, où l’on apporte la vendange, où elle est pressée et où l’on conserve, le jus une fois fermenté, le vin dans des foudres. Légèrement à l’écart, sur la partie orientale, se situe la grange dîmière, où conserver les récoltes de grain, de fèves ou de pois, le sel, le poisson séché. Au-delà du chevet le campo santo recueille les corps des moines disparus, fondus dans la terre qui les a accueillis sans autre forme de procès post mortem.



Aura-t-on fait le tour des bâtiments quand on aura vu celui des convers, dont le statut reste inscrit dans le rapport de classe des ordres du Moyen-âge ? Main d’œuvre corvéable, les convers ne participent que de plus loin à la vie monastique et spirituelle, essentiellement par le travail. Ils mangent et dorment séparément des moines, et restent à disposition de l’abbaye dont ils sont une autre forme de la propriété, humaine celle-là. Prolétariat volontaire ou contraint par la condition sociale, les convers sont la force de travail indispensable de l’organisation monastique. Leur situation géographique dans l’espace de l’abbaye sert également à souligner l’origine sociale des moines, issus de l’aristocratie, et destinés à la lecture des écritures saintes et à la prière. Quelle est la part du partage du travail avec les convers ? Aucun texte ne l’a véritablement attesté : si les cisterciens ont défini leur rôle de manière théorique, on peut penser que le travail manuel réel ne dépasse pas quelques heures : l’essentiel est consacré aux offices, à la prière et à l’étude lorsque c’est possible. L’exploitation des cultures agricoles revient alors aux convers qui n’ont pas les mêmes obligations régulières.
Mais il ne s’agit pas de relater le mode de vie des moines du Thoronet. Le chemin des épreuves de Fernand Pouillon est encore lisible dans le filigrane du récit de Guillaume Balz. Il s’agit d’un roman, et non d’une narration historienne. Fernand Pouillon entreprend alors d’inscrire sa sensibilité aux éléments de la nature, à un goût certain, peut-être paradoxal, entre le faste et l’austérité que permet le lieu : il faut considérer ainsi le monument exceptionnel que constitue l’abbaye du Thoronet, ses lignes qui sont celles de la pureté — on parle en effet d’épure pour définir ce qui est le trait essentiel d’un projet architectural—, ses volumes qui sont à la fois à la dimension humaine et à celle d’une projection du sacré, la lumière qui la fait resplendir, le choix des pierres dont la surface aplanie évoque une idée de l’infini dans une portion de matière ; enfin en un lieu où le silence est de mise, l’élévation d’un chant qui porte haut le sens de l’harmonie : elle s’impose dès les premières notes posées par la voix qui explore la parabole de la voûte de l’abbatiale, engendrant alors les harmoniques qui saisissent tout le corps et l’esprit. Lorsque le chant s’arrête, l’esprit est exténué, comme à la fin d’un acte d’amour, anéanti, rendu à la seule raison de la pauvre chair dont l’unique compassion possible est de n’attendre plus que son effacement dans l’impatience du jour qui demeure. Au loin s’est dissipée l’image du Pantocrator ; elle s’est dissoute dans la lumière portée par les feuilles des oliviers, des nuages qui passent rapidement sous la force du mistral. Elle n’est plus qu’une idée qu’il faut rappeler sans cesse afin qu’elle s’enracine dans les lieux-mêmes du bâtiment, et reprendre la succession des tâches, des parcours et des silences.

« Dimanche de l’oculi
La pluie a pénétré nos habits, le gel a durci le lourd tissu de nos coules, figé nos barbes, raidi nos membres. La boue a maculé nos mains, nos pieds et nos visages, le vent nous a recouverts de sable. Le mouvement de la marche ne balance plus les plis glacés sur nos corps décharnés. Emportés par le crépuscule blafard d’un hiver de mistral, précédés de nos ombres démesurées, nous apparaissons tels trois saints de pierre. Nous marchons depuis des semaines. Par la vallée du Rhône nous atteignons Avignon, puis Notre-Dame de Florielle près de Fréjus, sur les terres de mon cousin Raymond Bérenger, comte de Barcelone. En ce cinq mars 1161, trentième année de mon arrivée à Cîteaux, je suis chargé à nouveau de construire un monastère, j’en ai reçu l’ordre de notre abbé. »

Ainsi commence Les pierres sauvages, alors que se termine l’hiver.  Pâques s’approche. C’est en intendant rigoureux que pense et agit Guillaume de Balz, adaptant aux besoins les plus précis de l’œuvre les règles qui ordonnancent la vie quotidienne. Le premier souci est celui de la carrière : ouverte à l’est du chantier, on y extrait les pierres qui servent à édifier les bâtiments. La pierre du Thoronet n’est pas de celles, tendres, du nord de la Provence, calcaire coquillé ou molasse, ni même le calcaire dolomitique des Baux dont est originaire Guillaume ; la pierre du Thoronet est du Jurassique, trop dure pour être sciée : elle est éclatée au coin, simplement équarrie sur son lieu d’extraction, retouchée et redressée au moment de la pose sur le lit de mortier. Ainsi sont également les hommes, les frères, imparfaits et de même nature que la pierre, qui doivent trouver, chacun, leur place dans la construction du bâtiment : l’abbaye n’est peut-être pas autre chose que ce lieu de réordonnancement du monde qui prend en compte la part de chacun pour en faire la richesse de l’ensemble.



Jour après jour, s’égrènent les pages du journal de Guillaume. Avant d’arriver au Thoronet, les trois moines dont était Guillaume ont été arrêtés et battus par des détrousseurs, près des Alpilles. Mais ils sont parvenus à s’enfuir et ont finalement atteint le Thoronet. Les frères ont été blessés, et Guillaume a, à sa jambe, une plaie qui l’accompagne. La souffrance physique, comme la passion lente dont il est animé dans la mise en œuvre des tâches qui constituent la mosaïque de sa mission, sont magnifiées dans la réalité des bâtiments qui s’élèvent peu à peu, dans la difficulté, dans le doute. La pierre est la chair des moines bâtisseurs, dont elle possède également la dureté de la structure, la douceur de l’aspect extérieur lorsque la lumière vient caresser les parements de l’œuvre.

(A suivre)

1 commentaire:

Celeos a dit…

Merci de votre plan Roger.
Dans le texte qui suit demain, il y a toutefois une ambiguïté architecturale, que je laisse découvrir à votre sagacité.