Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 27 janvier 2018

Le prix du sang

Ainsi l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes ne sera pas construit. On ne peut que s'en réjouir. D'un côté certains s'imaginent que le bétonnage de la nature, augmentant sans cesse avec de nouvelles infrastructures, de nouvelles routes, ne peut que traduire la voie de la modernité ; de l'autre, je suis de ceux qui pensent que cette pseudo modernité n'est que la rançon du système qui ne fait que détruire ce que des siècles de civilisation avaient patiemment aménagé. C'est en effet dans la région nantaise le cas du bocage, comme ici en Cévennes l'abandon des zones agricoles de pente laisse un goût d'amertume : la forêt gagne constamment du terrain, et si on ne peut qu'être satisfait que des zones arborées soient présentes dans cet environnement, leur place doit être contenue, permettant un équilibre entre l'habitat, les jardins, les vergers, les céréales, la vigne, les pacages. Les bêtes sauvages comme les êtres humains savent y trouver leur gîte.

Les médias, de manière générale, ont traité curieusement l'information, essentiellement du point de vue de l'analyse du comportement du pouvoir : le Président de la République avait, avant son élection, annoncé que le référendum restreint, qui donnait un avis favorable à l'aéroport, serait respecté. Y renoncer aujourd'hui montre le peu de cas fait à ce référendum, qui n'avait pas ainsi grande légitimité. Outre que le jeu du pouvoir est de louvoyer sur les outils que se donne cette pseudo démocratie, l'enjeu du renoncement à l'aéroport est peut-être, affirmé de manière inconsciente, que le territoire en France doit faire l'objet d'une autre forme d'attention.

L'ensemble du territoire français est en effet aujourd'hui terriblement déséquilibré : ce qui se passe avec le réseau SNCF en est une évidente démonstration. Outil d'aménagement du territoire pendant tout le XXe siècle, le réseau ferré témoigne de deux choses : il permet de croire, pendant la période du «plan Freycinet» mis en place sous le Second Empire, que tous les espaces, quelles que soient leurs difficultés dues au relief et à la topographie, pourront bénéficier des mêmes services de transport, selon le principe du libéralisme économique qui fait que hommes et marchandises doivent pouvoir circuler librement. L'aménagement est onéreux, mais l'enjeu est de taille. L’État encourage les sociétés privées à investir, faisant valoir qu'elles trouveront le retour de leur investissement dans les équipements réalisés. Ce bel élan est toutefois interrompu par les événements politiques et internationaux : guerre contre la Prusse en 1870, incertitudes de la IIIe République, puis la catastrophe de la Grande Guerre : ces aménagements ne s'en remettent pas, malgré quelques réalisations spectaculaires (viaduc de Garabit 1880-1884). Ils desservent même davantage les territoires ruraux puisque l'exode rural est favorisé par ces nouveaux aménagements. Tout se passe comme si le chemin de fer n'avait été installé que pour permettre au trop-plein des populations rurales d'aller grossir les faubourgs des grandes métropoles (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse...) et de fournir ainsi le prolétariat facile dont l'industrie a besoin pour ses produits manufacturés.


Rémi Fraisse -  photo non créditée parue dans Télérama


Il y a juste cent ans, l'élan de l'aménagement est abandonné : il n'est que de faire le constat que les villages se vident, depuis les endroits les plus inaccessibles jusqu'aux chefs-lieux de ces cantons qui s'ornent de monuments aux morts. Les plus lucides maudissent la guerre. On n'a que trop compris à quel point les jeunes gens ne sont qu'une marchandise de plus dans l'arsenal des industries capitalistes. Napoléon avait lancé le mouvement : les campagnes fournissaient la chair fraîche ; lui apportait la mitraille. Les ambitions du rêve alexandrin légitimé par l'«universalisme» de la culture française se soldèrent par des Waterloo et des Bérézina. Tristes campagnes guerrières ! En 1918 les gueules cassées pleurèrent leurs virilités perdues, dans leurs corps aux cicatrices béantes aussi bien que dans leurs esprits castrés de toute joie.


Il est paradoxal que la volonté de résistance à l’embrigadement ait été perçue de manière univoque comme le seul attachement à la terre. Le vieux maréchal décati en fit un pot de vin aigri, sans futur, haineux des formes collectives que les montagnes en différents temps et différents lieux avaient su organiser dans les solidarités nécessaires et leurs démocraties réelles. Mais je ne vais pas refaire une histoire des mouvements de résistance rurale. Il faudra un jour que je parle de la Guerre des demoiselles qui s'est passée en Ariège. Il suffit de dire que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes s'est magnifiquement inscrite dans ce long processus, dont la lutte pour l'abandon de l'extension militaire du Larzac fut l'un des grands moments du XXe siècle. L'agriculture n'y a pas vraiment gagné, d'ailleurs, et l'autoroute qui a créé une frontière de béton sur le plateau est une calamité. Un grand panneau indiquait, après la montée de Millau, il y a quelques années, «L'Espagne - 290 km». L'aménagement autoroutier indiquait ainsi la zone de no man's land que les aménageurs et les technocrates renommaient en mépris total du passé de cette terre. Qui ne s'est pas aventuré au Rajal del Guorp ne sait pas vraiment ce qu'est le Larzac, terre de poésie, de vaches, de mémoires templières, de flaques boueuses dans l'argile, de perdreaux abrités dans le creux des rochers, que l'écrivain Max Rouquette avait autrefois célébrés dans Verd paradís.

Mais je digresse. Si le bocage de Notre-Dame-des-Landes est temporairement sauvé, c'est sans doute grâce à cette longue tradition de luttes que la jeunesse a su conduire dans son désir de vivre une vie de sens et dans son espoir qu'une autre façon de vivre est possible. L'abandon du projet de barrage de Sivens est principalement dû à la mort de Rémi Fraisse, qui n'aurait jamais dû se trouver, selon la décision de justice, sur le passage d'une grenade offensive. Ainsi passe la justice en France comme ailleurs, c'est-à-dire que la perte de ce garçon ne sera jamais compensée par aucune décision de justice, que son sourire et sa joie d'être vivant ne sera jamais ailleurs que dans le souvenir que ses proches conservent de lui.
Le 15 janvier 1885, le bel Arthur écrivait ceci dans sa lucidité exacerbée :
« Le plus probable, c'est qu'on va plutôt où l'on ne veut pas, et que l'on fait plutôt ce qu'on ne voudrait pas faire, et qu'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, sans espoir d'aucune espèce de compensation.»
 Il n'y aura donc jamais aucune compensation ni pour Rémi, ni pour aucun autre. Seule demeure la satisfaction de savoir qu'il est dans la mémoire de ceux qui œuvrent à d'autres façons de vivre et de penser.

Gustave Moreau - Saint Sébastien et l'ange ca 1876

Rémi, je découvre dans Télérama ce beau sourire, discret et réservé. Tu étais un beau mec, séduisant, comme tant de garçons qui sont passés depuis tant d'années. J'imagine que nombreux sont ceux qui te dédient cette victoire sur la fausse modernité. Le monde étouffe sous les bétons des aéroports, dans leurs parkings imbéciles. Tu savais que le monde réel était dans l'éclosion des fleurs au printemps, dans le cri des bêtes de la nuit, dans le hululement d'une chouette d'Athéna, et que la perception sensible et sensuelle de ce monde rapprochait les êtres humains du monde antique où l'on rencontre encore les dieux. Tu es devenu ainsi une sorte de héros que les dieux savent accueillir en les honorant de leur amitié, et du plaisir érotique qui les a fait triompher de thanatos.

Le monde, ici, n’a pas besoin de héros, seulement de quelques cœurs volontaires. Héros, ils le deviennent malgré eux, lorsque le monde se forge des mythologies. Mais nous n’aurions pas besoin de ces garçons sacrifiés pour nous confirmer que leurs beaux visages auraient pu fleurir plus sûrement dans les sentiments d’une autre âme où leur amour se serait tendrement épanoui. Pour les mythologies, nous avons le vin, la fumée des encens et des térébinthes dont nous savons jouir dans les imaginaires somptueux de nos étés.

Un témoignage sur Rémi, ici

3 commentaires:

estèf a dit…

Salut, il bien ton billet, tu pourras ajouter la photo de Rémi à côté de celle de Clément, il pourrait y avoir celle de Malik aussi, pour d'autres sujets, mais qui ramènent à la même chose, ce vieux bordel qui n'en finit pas, ce monde qui change toujours sans s'emmerder pour lo monde, ou comment on se fait toujours embobiner. Et avec ça toujours des idées de progrès. Et des idées de démocratie, comme si on pouvait décider d'un modèle de développement à 55/45. Comme si les Hommes étaient réellement plus fort que leur environnement.
On ne respecte plus la terre depuis longtemps, chacun pour sa pomme. Ce qui m'insupporte c'est que des mecs dits de gauche on aussi porté ça. J'aimerais retrouver un article de Julliard dans le Nouvel Obs qui m'avait fait hurler. Il justifiait l'abandon du monde rural par ses archaïsmes, la ville était nécessairement libératrice. Ce pauvre vieux, historien de surcroit parait-il, sévit encore à Marianne. Bref.
La terre nous enterrera tous, de toute façon. Mais on aura tout salopé.
Ainsi donc Rémi t'avait échappé.

Celeos a dit…

Certes non, estèf, Rémi ne m'avait pas échappé. Mais cette photographie était jusqu'alors inédite, et j'ai trouvé qu'elle arrivait opportunément pour célébrer la bonne nouvelle de NDDL. Bien sûr, la liste est longue hélas, des victimes de la violence "légitime" ou des fachos.
Concernant Julliard, je me rappelle ce que ce sinistre individu avait déclaré à la mort de Bourdieu en 2002 (putain ! quinze ans déjà!): "Pierre Bourdieu n'aimait pas la modernité". Julliard pseudo homme de gauche, fait partie de ce qui ont ajouté à la confusion du débat. Là il voulait faire croire que "modernité" était l'équivalent sémantique de "néo-libéralisme". Bourdieu, présent à la manif de soutien au démontage du McDo de Millau, issu lui-même du monde rural, savait ce qu'il devait à cette civilisation qui n'a jamais, justement, existé sans qu'un juste équilibre des fonctions ne s'établisse entre villes et campagnes. Ce con de Julliard s'est toujours situé du côté des "élites" dominantes teintées de rose. Il fait partie de ces gens qui en voulaient à Bourdieu de s'être toujours situé du côté du peuple, même si son travail était davantage du côté de la réflexion et de la pensée que de la militance.
Justement, aujourd'hui la modernité est du côté de la terre, de sa sauvegarde pour des fonctions nourricières et paisibles. L'archaïsme est dans les avions gros-porteurs et dans les armements que la France produit avec tant de complaisance en direction des pouvoirs belliqueux.

estèf a dit…

Mais le pouvoir est encore entre les mains des archaïques, et sans doute pour longtemps encore...