Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mercredi 2 mai 2018

Pages italiennes: Jean Giono à Bologne

Je crois qu'il faut fuir autant qu'on le peut les voyages en avion. Il ne s'agit que de reconquérir le temps qui permet d'aller d'un lieu à un autre, dont notre période a maintenant organisé l'accessibilité immédiate. En un peu plus d'une heure on est aujourd'hui en mesure de passer à un ailleurs avec la plus parfaite méconnaissance de tout le chemin nécessaire pour parvenir à la destination que l'on s'est fixée. C'est bien sûr une monstruosité que d'imaginer ce hiatus temporel qui permet de croire que cette immédiateté compense le manque de temps et que seuls quelques lieux singuliers choisis sur catalogue seraient alors dignes d'y faire figurer sa présence ; figé par quelques photographies banalisées selon les conventions de ce qu'impose le désir des images, l'aspect éphémère de la chose devrait cependant rappeler que l'intérêt du voyage n'existe que dans l'absolu de l'improbable.


Jean Giono, le « voyageur immobile », ne s’est que très peu déplacé, préférant le voyage en esprit. Toutefois, dans le courant des années 1950, il fait quelques exceptions pour l’Espagne, l’Écosse, et l’Italie dont il est beaucoup plus près à différents points de vue. Il raconte son Voyage en Italie, mené dans l’automobile d’un couple d’amis. Le passage en Italie, en dehors d’un vol en avion alors plus rare, se fait par trois voies principales : par Modane, par le col du Mont Genèvre, et par Vintimille. C’est par la route du col du Mont Genèvre, dont l’actualité rappelle son rôle de passage fréquemment, que s’effectue son voyage. Il achève son récit de voyage par Florence après être passé dans toute cette Italie du Nord, dont Bologne. Est-il nécessaire de dire à quel point son regard sur les choses les rend infiniment présentes ?

Bologna - Chiesa di San Petronio


«[…] Bologne a le monument aux morts le plus extraordinaire qui soit. Horrible mais parfait. Au point de vue esthétique, évidemment zéro et même moins vingt, mais cela ne nous change guère. C’est un mur, c’est un mur de San-Petronio, si je ne m’abuse, et chaque nom de mort est illustré par sa photographie et par sa photographie fournie par sa famille. Nous les avons ainsi tels qu’on les aimait : le gros joufflu à la moustache en guidon de bicyclette, le beau ténébreux à la cravate à ressort, tout le pauvre album d’un vin Mariani à l’usage des obscurs. Les larmes me sont montées aux yeux devant un nom qui avait été illustré par une mère certainement pas cornélienne, d’une photographie d’un petit blondin en culotte courte et col marin. Elle voulait le garder et le commémorer à cet âge. Je me suis approché très près de la photo, à la fois pour cacher mon émotion et me graver les traits de cet enfant dans la mémoire. C’était encore plus terrible que je ne pensais. C’était la photo d’un communiant, ébloui. Je n’ai pas du tout envie de verser dans la sensiblerie. J’aime beaucoup ce monument aux morts, je le dis carrément. Ces fantômes installés au bord du trottoir dans la partie la plus passante d’une ville et tels qu’ils étaient dans leur humble vie sont plus émouvants que tous les grands ordres architecturaux. J’ai beau entrer dans les églises, les chapelles, les cloîtres les plus célèbres je m’y satisfais de colonnes, de voûtes pures, mais rien ne provoque ma foi. La perfection détruit l’humain (qui, lui, n’est pas parfait et a les moustaches en guidon de bicyclette.) Vézelay, pour mes passions, me laisse froid. J’ai l’habitude d’aimer ou de haïr des esprits qui ne jouent pas de la harpe. L’orgue de Barbarie de Fualdès est beaucoup plus puissant. Se guinder, représenter les morts de la guerre serrés sur le cœur, même de marbre de la patrie et les représenter casqués et laurés, c’est les trahir ; disons simplement c’est ne pas les aimer. C’était ce bon gros tonnelier joufflu et qui l’est resté en mourant ; c’était cet employé de banque, ce clerc de notaire, ce professeur constipé, à col cassé et qui est mort constipé malgré une baïonnette ennemie dans le ventre. Il est très bon que les voyageurs du tramway, des autos, les passants du trottoir ne l’oublient pas.
À côté de cet admirable monument aux morts, il y a un kiosque à journaux. Cet imprudence n’est possible qu’au pays de Machiavel.
Je ne connais, en France, qu’un seul monument commémoratif qui puisse être mis en parallèle, pour l’émotion, avec celui de Bologne. C’est celui de la Bédoule, petit village près de Marseille ; encore que, fort paradoxalement, le monument français ait un tantinet d’emphase romaine. Il est cependant invisible de la route qui passe à trois mètres de lui. C’est, sur le talus, un simple bloc de pierre sur lequel est posé un livre ouvert (en pierre également) où sont inscrits les noms. Le trait de génie est d’abord d’avoir placé ce monument dans un cagnard où il fait bon prendre le soleil, et surtout, de l’avoir complété d’un banc qui est devant la pierre, comme un fauteuil serait devant une table de cabinet qui supporterait par exemple un gros volume du Dictionnaire de Bayle. On a l’air de dire : « Tenez, assoyez-vous, consultez, voilà nos raisons de croire ou de douter. » C’est d’un très joli sentiment. Si l’on s’assoit sur le banc (ce que j’ai fait) on a devant soi, au premier plan, le nom des morts ; au second plan, le paysage qui hantait leur nostalgie et a hanté sans doute leur agonie. Ce n’est pas précisément, à cet endroit, un beau paysage, au contraire. De là, une émotion intense que ne pourraient faire surgir de ces noms le pont du Gard, le Colisée ou l’abbaye du Thoronet.
Les avenues et les ruelles de Bologne sont froides quand souffle la bise des Alpes. Rien ne l’arrête ou ne la tempère quand elle traverse les plaines de l’Émilie. On l’a (comme ce soir) de première main. Ajoutez un éclairage qui est ici le contraire de celui de Brescia. Rien de plus lugubre. Quand nous sommes arrivés à neuf heures du soir, l’homme de la rue s’était réfugié au café où il parlait politique en jouant au loto. Quelques rares personnes emmitouflées entraient au cinéma. La distribueuse de billets était toute ratatinée dans sa cage de verre. Elle n’avait pas la figure d’une caissière qui fait recette. Son œil guettait les passants. En sortant de nos tripes à la Bolognèse, nous nous sommes trouvés dans une ville déserte où le seul bruit était celui de grandes feuilles sèches (sans doute de platane) que le vent traînait sur les pavés. Nous avons quand même fait quelques pas et écouté horloge qui sonnait onze heures avec une assez jolie voix. […] »

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